Comment la Suisse affaiblit la lutte mondiale contre le tabagisme et la préservation des droits humains

22 octobre 2024

Par: Comité national contre le tabagisme

Dernière mise à jour : 1 novembre 2024

Temps de lecture : 26 minutes

Comment la Suisse affaiblit la lutte mondiale contre le tabagisme et la préservation des droits humains

La Commission pour la vérité et la transparence (Truth and Transparency) en Suisse a commandé une étude interne[1] rédigée par Action on Smoking and Health en consultation avec des experts dans les domaines du droit, de la santé et des humains, et publiée par l’ONG OxySuisse.

Le rapport examine les politiques de santé publique et les progrès de la lutte antitabac en Suisse en tenant compte des obligations du pays à l’égard de ses engagements en matière de respect des droits humains. Le rapport conclut que les entreprises du secteur du tabac en Suisse causent des dommages et commettent des violations des droits humains, tant en Suisse qu'à l'étranger. Le climat propice aux cigarettiers en Suisse affaiblit ainsi la lutte contre le tabagisme dans le pays et à l’échelle mondiale.

Sommaire

Le tabagisme, une épidémie industrielle

Le fardeau sanitaire et économique de la consommation de tabac

L'épidémie de tabagisme est l'une des plus grandes menaces pour la santé publique à laquelle le monde ait jamais été confronté, tuant plus de 8 millions de personnes par an. Le tabagisme est ainsi la première cause prématurée évitable de décès dans le monde. Au début du siècle dernier, il était estimé qu'en l'absence de mesures radicales, le nombre total de décès dus au tabac au XXIe siècle pourrait dépasser le milliard, soit dix fois plus que le nombre de décès dus au tabac au XXe siècle. En moyenne, fumer réduit l'espérance de vie des fumeurs de 10 ans.

Le tabac est également responsable de pertes économiques considérables. Dans le monde, environ un quart des années de vie productives sont perdues en raison d'un handicap lié à des maladies imputables au tabac. Une étude publiée en 2016[2] par l'OMS a estimé le coût mondial total du tabagisme (dépenses de santé et pertes de productivité confondues) à 1 436 milliards de dollars à parité de pouvoir d'achat, soit environ 1,8 % du PIB mondial. Le tabac exacerbe également la pauvreté, les inégalités économiques et l'insécurité alimentaire au niveau personnel et familial, réduisant les ressources disponibles pour les soins de santé, l'éducation et l'alimentation.

L’industrie du tabac n’est pas une industrie comme les autres

Le tabagisme n'est pas une menace comme les autres pour la santé mondiale. Comme l’indique l’OMS « Les maladies infectieuses n'emploient pas de sociétés de relations publiques. Il n'y a pas de groupes de façade pour promouvoir la propagation du choléra. Les moustiques n'ont pas de lobbyistes »[3]. L'épidémie de tabagisme est une épidémie industrielle causée par l'industrie du tabac.

L'industrie du tabac emploie une pléthore de tactiques pour empêcher, retarder et affaiblir les politiques destinées à réduire le tabagisme, y compris le lobbying direct, les groupes de façade, les campagnes de relations publiques, le financement de campagnes politiques, la représentation de l'industrie du tabac dans les délégations des parties aux réunions de la Convention-cadre (CCLAT de l’OMS), la manipulation de la recherche scientifique, l’exploitation d’initiatives de « responsabilité sociale des entreprises », la contrebande et les pots-de-vin. Les autorités judiciaires fédérales américains ont également condamné cette industrie au titre de la loi RICO luttant contre les crimes et délits commis en bande organisée.[4].

Comme l'a déclaré un cadre de Philip Morris lors d'une réunion interne en 1995[5]« Notre objectif est de contribuer à la mise en place d'environnements réglementaires qui permettent à nos entreprises d'atteindre leurs objectifs dans tous les lieux où elles exercent leurs activités. Notre approche globale de ces questions consiste à lutter énergiquement, avec toutes les ressources disponibles, contre toute tentative, d'où qu'elle vienne, de réduire notre capacité à fabriquer nos produits de manière efficace et à les commercialiser de manière efficace... En bref, nous sommes très clairs sur notre objectif - une défense inflexible et agressive de nos droits à fabriquer et à vendre nos produits ».

La responsabilité des gouvernements dans la perpétuation de l’épidémie tabagique

Selon les auteurs du rapport, les gouvernements partagent la responsabilité de l'épidémie de tabagisme en cours. Des mesures éprouvées, telles que l'augmentation des taxes, l'interdiction de la publicité, l'interdiction de fumer dans les lieux publics et à usage collectif, sont connues pour réduire l'épidémie de tabagisme et y mettre un terme, comme l'illustre la Convention-Cadre de l’OMS. La CCLAT est un traité de santé publique qui compte 183 parties dans le monde. Le rapport mondial 2021 sur l'état d'avancement de la mise en œuvre de cette convention souligne que « malgré les progrès accomplis, des problèmes de mise en œuvre subsistent et empêchent la convention de produire tous ses effets ». Notant que le manque de ressources financières et l’ingérence de l’industrie du tabac et de la nicotine sont les obstacles les plus fréquemment mentionnés[6].

Les gouvernements n'ont pas seulement le droit de réglementer ou même d'interdire le commerce du tabac ; ils ont le devoir de le faire sur la base des principes des droits humains. Les droits à la vie et à la santé (ainsi que plusieurs autres droits concernés par les agissements de cette industrie) sont profondément ancrés dans les normes mondiales en matière de droits humains. Il existe également un devoir de protection contre les préjudices causés par des tiers, y compris les entreprises nationales et transnationales, sur le territoire national et à l'étranger.

Les principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits humains constituent des lignes directrices à l'intention des États et des entreprises pour prévenir, traiter et réparer les violations des droits humains commises dans le cadre d'activités commerciales. Ils sont parfois appelés « principes de Ruggie »[7], en l'honneur de leur rédacteur. Ils ont été proposés et rédigés par le représentant spécial des Nations unies pour les entreprises et les droits humains, John Ruggie, au cours de son mandat de 2005 à 2011, et ont été approuvés par le Conseil des droits de l'homme des Nations unies en juin 2011.

Pour les auteurs, le simple fait d'autoriser la production et la commercialisation de produits du tabac par un gouvernement constitue une violation directe des droits humains. L'Institut danois des droits de l'homme a par ailleurs conclu dans son évaluation de Philip Morris International[8] :

« Le tabac est profondément nocif pour la santé humaine et il ne fait aucun doute que la production et la commercialisation du tabac sont inconciliables avec le droit à la santé. Pour l'industrie du tabac, les principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits humains exigent donc l'arrêt de la production et de la commercialisation du tabac ».

Les liens évidents entre la Convention-Cadre de l’OMS et les droits humains

Bien que la Convention-cadre pour la lutte antitabac (CCLAT) ne soit pas un traité sur les droits humains, elle s’y rattache. En élaborant le premier traité de santé publique au monde, les auteurs de la CCLAT se sont inspirés des accords sur les droits humains pour illustrer leurs dispositions et mener une réflexion juridique de fond. Ce lien est évident dans le texte de la CCLAT, qui cite l'article 12 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels ainsi que la Constitution de l'OMS en reconnaissance du droit fondamental de tout être humain de jouir du meilleur état de santé physique et mentale qu'il soit capable d'atteindre. Des références aux droits humains ont également été incluses dans plusieurs décisions et lignes directrices de la CCLAT. Lors de la dernière conférence des parties à la CCLAT, la COP 10, les parties ont adopté la décision FCTC/COP10(20) - Contribution de la CCLAT de l'OMS à la promotion et à la réalisation des droits de l'homme. La décision rappelle que « le droit de jouir du meilleur état de santé physique et mentale possible est un élément moteur de la mise en œuvre de la CCLAT de l'OMS » et encourage « les Parties à envisager d'inclure les principes de la CCLAT de l'OMS et les efforts de mise en œuvre lorsqu'elles collaborent avec les mécanismes des droits humains des Nations unies ».

Le rôle de la Suisse dans l’épidémie tabagique mondiale

En Suisse et au niveau international, l'industrie du tabac met tout en œuvre pour saper les politiques de prévention, en ciblant notamment les jeunes et les communautés vulnérables dans ses stratégies de marketing. La fabrication et la vente des produits du tabac sont également dommageables pour l'environnement tout au long de la chaîne de production et d'approvisionnement de l'industrie.

Les droits à la vie et à la santé, ainsi que d'autres droits fondamentaux, sont fermement ancrés dans les traités internationaux, notamment la Déclaration universelle des droits de l'homme (DUDH), le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC), la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH) et la Convention relative aux droits de l'enfant (CDE), qui ont tous été ratifiés par la Suisse. La Suisse s'est donc engagée à protéger et à promouvoir ces droits. Cependant elle ne le fait pas lorsqu'il s'agit du tabac. Le fait que la Suisse ne mette pas en œuvre des politiques de prévention du tabagisme dont l'efficacité est scientifiquement reconnue et préconisée par toutes les autorités de santé publique, ou en d'autres termes, le fait que la Suisse ne protège pas la santé de sa population contre les effets dévastateurs du tabac, constitue une violation manifeste de ses obligations internationales. La Suisse abrite le siège de deux des quatre plus grandes multinationales du tabac : Philip Morris International (PMI) et Japan Tobacco International (JTI). Le siège de JTI se trouve à moins de 200 mètres du Palais des Nations et à moins d'un kilomètre du siège de l'OMS (qui abrite le secrétariat de la CCLAT). British American Tobacco (BAT) est également présent, et avait une grande usine de tabac à Boncourt qui a fermé à la fin de 2023.

La Suisse est un pays favorable au tabac. Le pays a été classé avant-dernier dans deux rapports internationaux récents, l’un relatif au classement des pays : l'échelle européenne de contrôle du tabac 2021 (la Suisse est à la 36e place sur 37) , l’autre est  l'indice mondial d'interférence de l'industrie du tabac 2023 qui classe la suisse au 89ème range sur les 90 pays étudiés. Cette situation résulte pour partie du fait qu'elle héberge l'industrie du tabac. En offrant un environnement commercial favorable aux multinationales du tabac, la Confédération helvète se rend complice des violations des droits humains perpétrées par ces entreprises, tant en Suisse que dans le monde entier, en particulier dans les pays à faible revenu, déjà touchés par la pauvreté et l'accès limité aux services de santé de base. En signant la CCLAT en 2004, la Suisse a démontré son intention initiale d'être liée par les objectifs du traité, qui comprennent la réduction de la consommation de tabac, la prévention des maladies liées au tabac et la protection de la santé publique. Cependant, en ne ratifiant pas le traité et en ne prenant pas les mesures adéquates pour mettre en œuvre les dispositions du traité, la Suisse affaiblit, selon les auteurs du rapport, l'esprit et l'impact de la CCLAT, tant à l'intérieur de ses propres frontières que dans d'autres pays.

Ceux-ci rappellent que la CCLAT vise à appréhender de manière globale la lutte antitabac à l'échelle mondiale. Lorsque des pays comme la Suisse, qui dispose d'une influence et de ressources considérables, ne s'engagent pas pleinement en faveur de ces objectifs, l'effort collectif de lutte contre l'épidémie mondiale de tabagisme s'en trouve affaibli.  En ne se conformant pas pleinement à la CCLAT, la Suisse fait passer des messages contradictoires aux autres pays pouvant les dissuader d’adopter des mesures de lutte antitabac. Ce manque d'engagement du pays peut être perçu comme un manque de volonté politique ou de légitimité à agir, susceptibles d’influencer les actions des autres pays.

La CCLAT établit des normes internationales pour la lutte antitabac. Lorsqu'un pays doté de systèmes de santé avancés et d'une solide réputation internationale comme la Suisse ne respecte pas ces normes, il risque d’affaiblir involontairement l'importance et la crédibilité de ces normes sur la scène mondiale.

L’instrumentalisation des droits humains par l’industrie du tabac

Les fabricants de tabac se sont depuis longtemps déclaré de fervents défenseurs des droits humains. Ils communiquent ouvertement sur ces sujets dans divers contextes, tels que leurs propres rapports sur les droits humains, sur leurs sites web ou dans les médias. Leur rhétorique et leurs conclusions en matière de droits humains sont presque toujours à leur avantage, car ils prétendent souvent montrer comment leur entreprise contribue à la protection et à la réalisation des objectifs liés aux droits humains.

Japan Tobacco International (JTI), dont le siège est à Genève, a par exemple énoncé des principes fondamentaux en matière de droits humains qui comprennent le droit à l'information sur les risques pour la santé liés à l'utilisation des produits, le droit à un développement adéquat et optimal de l'enfant en empêchant l'accès des produits du tabac aux jeunes, le droit à la santé par l'accès à des produits à risque réduit (tabac chauffé et produits du vapotage) et le droit à un environnement sain par la protection des non-fumeurs contre le tabagisme passif. En ce qui concerne la prévention de l'accès des jeunes au tabac, JTI affirme que toutes les parties prenantes doivent travailler ensemble pour atteindre cet objectif, tout en essayant de faire pression sur le gouvernement suisse contre toute modification de la politique de lutte contre le tabagisme visant à atteindre cet objectif.

British American Tobacco affirme travailler conformément à son « Standard of Business Conduct » (Code de conduite des affaires), notamment en ce qui concerne l'absence de travail des enfants dans la culture du tabac, la liberté d'association et l'absence d'exploitation de la main-d'œuvre ou d'esclavage moderne. BAT répond ainsi aux accusations publiques relatives aux droits humains sur son site web, et conteste les situations où le cigarettier est impliqué, notamment au Belarus en 2021 ou au Malawi et en Italie en 2019.  Un récent rapport des Nations Unies avait montré qu’un grand nombre d'enfants de moins de 14 ans travaillant dans des exploitations de tabac au Malawi ne sont toujours pas scolarisés et ne sont pas retournés à l'école après la pandémie de COVID-19 où plus de 400 000 élèves avaient quitté les bancs de l’école[9].

En 2021, plusieurs milliers de cultivateurs de tabac malawiens avaient déposé une plainte collective pour travail forcé contre deux multinationales du tabac, British American Tobacco (BAT) et Imperial Brands (IB). Les planteurs dénonçaient tout particulièrement les conditions de travail qui relèvent du travail forcé, du travail contraint et de l’exploitation, tels que définis par la loi malawienne

Le fabricant PMI a intégré le langage des droits humains dans sa culture d'entreprise, en particulier dans ses politiques internes, mais aussi en faisant référence aux normes internationales en vigueur et ce, dans tous ses domaines d'activité. Le respect des droits humains est un thème qui fait partie du pilier stratégique de PMI. PMI déclare ouvertement que le respect des droits humains est une décision d'entreprise. PMI souhaite réduire les risques financiers ou juridiques en garantissant les droits humains à ses employés et à ses partenaires (tels que les communautés ou les parties prenantes). Sur la page « Droits humains » de son site web, l’entreprise énonce clairement son objectif d'un avenir sans fumée. Les principes fondamentaux de PMI en matière de droits humains sont axés, par exemple, sur un contrôle strict de ses produits, sur sa lutte contre le travail forcé ou le travail des enfants, ses préoccupations quant au bon traitement des travailleurs et le droit à la liberté d'association. En juin 2023, Philip Morris a publié son premier « rapport sur les droits humains », dont l'objectif est de « décrire [sa] stratégie de respect des droits humains et les progrès réalisés à ce jour ».

Les fabricants de tabac, qui jouent un rôle central dans le maintien délibéré dans la précarité des planteurs de tabac, communiquent régulièrement pour mettre en avant leur engagement sur le sujet de la lutte contre le travail des enfants. Pour ce faire, ils s’appuient sur des auto-déclarations relatives à leurs pratiques agricoles, à leurs audits de la chaîne d’approvisionnement. Ils font également état de leurs initiatives de lutte contre le travail des enfants, lesquelles sont essentiellement issues des documents de la Fondation pour l’élimination du travail des enfants dans la culture du tabac, basée à Genève. Cet organisme est financé par l’industrie du tabac. Il s’agit ainsi d’une pure stratégie de communication de la part de l’industrie, destinée à réhabiliter son image. L’enjeu est de protéger la réputation de ces entreprises de tabac et de les positionner comme des acteurs « socialement responsables ».

L’investissement des fabricants de tabac dans le tissu associatif et culturel suisse

Le gouvernement suisse adhère par ailleurs à nombre des initiatives de RSE de l’industrie. Le cigarettier JTI a créé la Fondation JTI, une organisation caritative dont l'objectif déclaré est « d'aider les personnes moins privilégiées et les victimes de catastrophes naturelles ou causées par l'homme à améliorer leur qualité de vie ». En Suisse, la Fondation JTI soutient deux organisations : Service social international - Suisse (qui aide les « migrants vulnérables intéressés par un retour volontaire après que leur demande d'asile a été rejetée en Suisse »), et REDOG (dont l'objectif est de « développer et maintenir la capacité de recherche de chiens en cas de catastrophe pour permettre des déploiements rapides et efficaces d'équipes de chiens de recherche »). JTI finance également le Centre Social Protestant basé à Genève, une ONG caritative dont l'objectif est de « fournir une aide professionnelle à quelques 11 000 personnes qui vivent dans une marginalité précaire ou dans l'isolement ».

Philip Morris a mis en place un programme de « dons caritatifs », rebaptisé « contributions sociales ». Sur son site Internet, l'entreprise explique que « s'associer à des groupes locaux pour relever des défis sociaux et économiques contribue au succès de l'entreprise ». Les organisations bénéficiaires en Suisse en appui des activités du cigarettier sont Caritas Neuchâtel, Cartons du Cœur Neuchâtel, Centre social protestant Neuchâtel, Fondation « Victim Aid Zurich », Medair, RECIF, Free Ukraine et Projects with a Heart. Cette dernière organisation, Project with a Heart, est présentée sur le site Internet de PMI comme « un mouvement mondial issu de la base, établi et dirigé par des employés et soutenu par PMI ».

De nombreuses institutions culturelles clés en Suisse sont également soutenues financièrement par des entreprises du secteur du tabac, notamment et de manière non exclusive : A Genève, le Grand Théâtre de Genève (institution publique), le MAMCO Genève (Musée d'art moderne et contemporain) et le Théâtre de Carouge qui reçoivent de l'argent de JTI. Ce dernier finance aussi le prestigieux Festival de musique classique de Verbier, dans le canton du Valais, en tant que « partenaire communautaire ». A Lausanne (Vaud), Philip Morris est partenaire financier de la Plateforme 10, qui « abrite les 3 musées cantonaux vaudois, le mudac, Photo Elysée et le MCBA, ainsi que les collections des fondations Toms Pauli et Félix Vallotton.

Ces « contributions sociales » et le parrainage d'événements culturels et d'institutions clés ont profondément intégré l'industrie du tabac dans le tissu social suisse. Le niveau élevé d'acceptation sociale qui en résulte permet à l'industrie du tabac d'étendre son influence et rend difficile pour les législateurs l'adoption de mesures fortes et efficaces pour lutter contre le tabagisme.

Manipulation d’études scientifiques entraînant des répercussions mondiales

Il existe plusieurs exemples flagrants de financement d'études avec déformation des résultats) dans la science en Suisse. L'exemple le plus connu est celui de Ragnar Rylander, professeur à l'université de Genève, qui a accepté secrètement de l'industrie du tabac des fonds pour la recherche, à hauteur de 184 000 dollars américains par an, sur une période de 30 ans. Ces recherches ont abouti à des résultats qui minimisent les dangers du tabagisme passif. Les liens de Rylander avec Philip Morris ont été révélés par deux lanceurs d’alerte, qui ont accusé Rylander de «fraude scientifique sans précédent ».

Si l'affaire Rylander s'est déroulée il y a plus de 20 ans, d'autres universitaires suisses ont plus récemment mis aussi la science au service de l'argent du tabac. En 2014, Philip Morris a financé deux professeurs de l'Université de Zurich (UZH), qui ont mené des analyses trompeuses et erronées sur l'effet de l'emballage neutre sur la prévalence du tabagisme en Australie. Leurs documents de travail ont été publiés sur le site web de l'UZH sans examen par les pairs et mis à la disposition de Philip Morris. Ce dernier les a largement utilisés dans sa campagne contre les conditionnements neutres et devant les tribunaux, les présentant comme la preuve que le paquet neutre n’était pas efficace.

L'industrie a également déformé des résultats scientifiques spécifiques à la Suisse. Par exemple, JTI a répondu aux résultats d’une étude soulignant la nocivité accrue des produits du tabac fabriqués en Suisse et vendus dans d'autres pays en affirmant que « tous les produits du tabac présentent des risques pour la santé ». En 2019, l’ONG Public Eye[10] avait révélé que les compagnies de tabac suisses exportaient des cigarettes dont les compositions ne respectent pas les obligations européennes. Aussi bien en teneur en nicotine, qu’en présence d’arômes attractifs etc. ce qui entraîne une dépendance accrue chez les consommateurs. Les cigarettes suisses vendues en Afrique, particulièrement populaires au Maroc, sont ainsi encore plus toxiques que celles vendues dans l’Union européenne. Au de-là de la toxicité encore plus importante des cigarettes suisses exportées, les taux mesurés pas les chercheurs ne concordent pas avec ceux indiqués sur le paquet de cigarettes. C’est particulièrement le cas des valeurs de nicotine contenue dans les cigarettes marocaines : les Winston en contiennent près de 1,5 milligramme, alors qu’elles affichent le chiffre de 1 mg.

Malgré les preuves scientifiques accablantes, Japan tobacco, dont le siège est à Genève, nie toujours l'existence d'un lien de causalité entre l'exposition au tabagisme passif et le cancer du poumon et d'autres maladies, en déclarant : « Sur la base des données scientifiques actuelles, JTI ne pense pas qu'il ait été prouvé que la FTA [fumée de tabac ambiante] est une cause de maladies telles que le cancer du poumon, les maladies coronariennes, l'emphysème et la bronchite chronique ». JTI propose des solutions dont l'inefficacité est prouvée, proclamant que « JTI promeut des solutions pratiques et efficaces, telles que des zones séparées pour les fumeurs et les non-fumeurs, qui tiennent compte des intérêts légitimes des fumeurs et des non-fumeurs.

L’industrie du tabac profite des nombreux accords commerciaux de la Suisse

L'industrie du tabac a tiré parti du vaste réseau d'accords commerciaux de la Suisse pour contester - ou menacer de contester - la législation antitabac de nombreux autres pays. Le recours au droit commercial est devenu un élément important de la stratégie de l'industrie pour entraver les législations relatives à la politique du tabac, et notamment les restrictions induites par l’adoption d'emballages neutres.

Les 128 traités bilatéraux d'investissement (TBI) conclus par la Suisse revêtent une importance particulière propices à l'ingérence de l'industrie du tabac. L'objectif d'un TBI est d'encourager les investissements directs étrangers en accordant aux entreprises un recours juridique si leur investissement menacé en raison d’actions d’un gouvernement étranger. Dans les accords commerciaux traditionnels, tels que l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT), seul un acteur étatique peut intenter une action en justice contre un autre État. Dans le cadre des TBI, ce droit est accordé directement aux entreprises, sans qu'il soit nécessaire ou même possible que le gouvernement d'accueil intervienne.

Un exemple concret est le procès intenté par Philip Morris International contre la loi de l'Uruguay sur le conditionnement des cigarettes en 2011 en vertu d'un TBI entre la Suisse et l'Uruguay. Cette action en justice a coûté au gouvernement uruguayen environ 10 millions de dollars. Les coûts de PMI se sont élevés à environ 17 millions de dollars, ce qui démontre la volonté de l'entreprise de saper la mise en œuvre des politiques efficaces en matière de lutte contre le tabagisme.

En 2008, l'Uruguay, leader régional et mondial dans la mise en œuvre de la CCLAT, avait adopté deux nouvelles dispositions. La première concernait l'obligation d'apposer des avertissements sanitaires sur les paquets de cigarettes couvrant 80 % de la surface du paquet. La seconde exigeait une « présentation unique » des différentes marques. Des années auparavant, l'Uruguay avait interdit les descripteurs trompeurs tels que « light » et « low » sur les paquets de cigarettes. L'industrie du tabac s'était alors tournée vers les codes de couleur, par exemple, « Marlboro Light » était devenu « Marlboro Gold ». A la suite de ces décisions, PMI a intenté un procès en 2010.  L'ancien président de l'Uruguay, Tabaré Vásquez, a publiquement appelé la Suisse à faire pression sur Philip Morris pour qu'elle retire sa plainte. Un membre du Parlement (M. Carobbio Guscetti) a posé une question au gouvernement suisse, demandant si la Suisse pouvait modifier l'accord bilatéral d'investissement pour protéger les efforts de l'Uruguay en matière de santé publique en excluant les produits dangereux du champ d'application de l'accord. Le gouvernement suisse a rejeté la demande avec l'explication suivante : « L'exclusion des mesures réglementaires d'intérêt public en tant que telles ou de secteurs économiques entiers du champ d'application des GATT contreviendrait à l'objectif de ces accords, qui est de protéger les investissements étrangers dans tous les secteurs contre les pratiques contraires au droit international public ».

Le recours en justice engagé par PMI de la loi australienne sur les emballages neutres, en vertu d'un TBI avec Hong Kong, constitue une autre illustration de ces pratiques. Il a également coûté au gouvernement australiens la somme 27 millions de dollars.

Responsabiliser la Suisse

Face à ces constats, les auteurs formulent une série de recommandations à l’attention du gouvernement suisse. La Suisse devrait avant tout abandonner sa doctrine actuelle qui consiste à protéger les intérêts commerciaux de l'industrie du tabac au détriment de la santé publique. La Suisse devrait reconnaître comme intérêt public supérieur la primauté de la protection de la santé publique sur la nécessité pour l'industrie du tabac de pouvoir commercialiser ses produits mortels et addictifs.

La Suisse devrait donc :

  • Ratifier la Convention-cadre pour la lutte antitabac ;
  • Mettre pleinement en œuvre les meilleures pratiques énoncées dans la Convention-cadre pour la lutte antitabac, y compris, mais sans s'y limiter, les mesures suivantes :
    • Prévenir l'ingérence de l'industrie dans les politiques antitabac ;
    • Interdire toute forme de publicité, de parrainage et de promotion du tabac ;
    • Diminuer drastiquement les points de vente des produits du tabac ;
    • Protéger pleinement les personnes contre l'exposition au tabagisme passif ;
    • Fournir un soutien adéquat aux citoyens en matière de sevrage tabagique ;
    • Augmenter les taxes sur le tabac ;
    • Cesser d'exporter des cigarettes, en particulier celles qui ne répondent pas aux normes nationales et européennes ;
    • Prendre des mesures pour décourager ou dissuader les sièges sociaux de l'industrie du tabac en Suisse ;
    • Prendre des mesures efficaces pour protéger l'environnement des méfaits de l'industrie du tabac et de ses produits.
©Génération Sans Tabac

AE


[1] Human rights violations by tobacco multinationals in Switzerland and around the world, Transparency and Truth, Thematic Dossier No. 4 October 2024

[2] Goodchild M, Nargis N, Tursan d'Espaignet E. Global economic cost of smoking-attributable diseases. Tobacco Control. 2018 Jan;27(1):58-64. doi: 10.1136/tobaccocontrol-2016-053305,

[3] World Health Organization. July 2000. Report of the Committee of Experts on Tobacco Industry Documents July 2000. Tobacco Company Strategies to Undermine Tobacco Control Activities at the World Health Organization, https://iris.who.int/bitstream/handle/10665/67429/67429_eng.pdf?sequence=1

[4] Public Health Law Center. Oct 2017. Everything You Ever Wanted to Know about U.S. v. Philip Morris But Were Afraid to Ask www.publichealthlawcenter.org/sites/default/files/resources/tclc-fs-DOJ-litigation-overview-2015.pdf

[5] Parrish S, Remarks by Steve Parrish, Senior Vice President, Worldwide Regulatory Affairs Philip Morris Companies INC. Worldwide Regulatory Affairs Issues Review, Prospects, and Plans, Philip Morris Board of Directors Sea Islan Retreat, Sea Island, Georgia. https://www.industrydocuments.ucsf.edu/docs/rjbd0024

[6] Asia Pacific Observatory on Health Systems and Policies. 2022. 2021 Global Progress Report. https://apo.who.int/publications/i/item/9789240041769

[7] Ruggie, J. 2011. Report of the Special Representative of the Secretary General on the issue of human rights and transnational corporations and other business enterprises: Guiding Principles on Business and Human Rights: Implementing the United Nations ‘Protect, Respect and Remedy’ Framework. Netherlands Quarterly of Human Rights, 29(2), 224-253. https://doi.org/10.1177/016934411102900206

[8] The Danish Institute for Human Rights. 2017. Human Rights assessment in Philip Morris International. https://www.humanrights.dk/news/human-rights-assessment-philip-morris-international

[9] Génération sans tabac, Des enfants non-scolarisés exploités dans les champs de tabac au Malawi, publié le 26 décembre 2022, consulté le 8 octobre 2024

[10] Suisse : l’eldorado des cigarettiers au cœur de l’Europe, CNCT, publié le 19 février 2019, consulté le 8 octobre 2024

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