Tabac et réduction des risques
11 mars 2022
Par: Comité national contre le tabagisme
Dernière mise à jour : 6 août 2024
Temps de lecture : 30 minutes
Historique et enjeux de la réduction des risques
Reprise du discours de réduction des risques par l’industrie du tabac
Les différents produits et leur évaluation
- Le cas de la cigarette électronique
- Les autres produits disponibles sur le marché
Situation actuelle
Historique et enjeux de la réduction des risques
La réduction des risques en addictologie trouve ses origines en Grande Bretagne où, dès 1926, le traitement des usagers d’héroïne admet que réduire les risques liés à la consommation peut constituer une autre option que la seule abstinence[1]. Cette approche prend un nouvel essor au milieu des années 1980, lorsque l’épidémie de sida touche de plein fouet les usagers de drogues injectables. Elle se traduit en France par la mise en vente libre des seringues en 1987, une pratique déjà en cours depuis plusieurs années dans d’autres pays. Elle se prolonge en 1995 avec l’autorisation des premières prescriptions de méthadone, déjà utilisée aux Etats-Unis depuis les années 1960, puis avec celle de la buprénorphine en 1996. Ces étapes entraînent une modification du discours et du paradigme thérapeutique : on ne cherche plus à convaincre l’usager d’adhérer à une solution thérapeutique unique, et on reste plus attentif à ce qu’il est prêt à accepter et à observer.
Les spectaculaires régressions des surdoses et des infections au VIH, tout comme la meilleure adhésion des patients aux protocoles thérapeutiques, vont fortement crédibiliser l’approche de la réduction des risques et contribuer à son extension à d’autres pans de l’addictologie. Au début des années 2000, la notion de dommages vient compléter celle des risques encourus, le projet devenant celui de la réduction des risques et des dommages (RdRD), bien que ce dernier point soit souvent passé sous silence. La loi de 2004 fondant les Centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues (CARRUD) institutionnalisera la notion de réduction des risques.
Dès les années 2000, les principes de la réduction des risques et des dommages vont être étendus à d’autres substances, en particulier au cannabis, aux drogues de synthèse et à la cocaïne, puis au crack ces dernières années. Les addictions comportementales, notamment les jeux d’argent et les jeux vidéo, bénéficieront aussi du développement de cette approche. Les consommations d’alcool, qui avaient déjà connu dans les années 1980 le développement des interventions brèves et du dépistage précoce, vont à leur tour être traitées sous l’angle de la réduction des risques au cours des années 2000, une démarche officialisée en France en 2016[2].
Deux versants de la réduction des risques peuvent être identifiés :
- L’un agit sur le mode de consommation, qu’il s’agit de sécuriser autant que possible pour limiter les complications. La distribution de matériel (seringues à usage unique, « doseurs » adaptés à la consommation de crack) et la dispensation de conseils (par exemple pour « sniffer propre » ou éviter les infections) font partie de cet ensemble. Ce versant ne s’applique pas au tabac.
- L’autre intervient sur le niveau des consommations, qu’il s’agit de diminuer pour limiter les dommages somatiques. Cette approche est valable pour la plupart des addictions avec substance ou comportementales, mais ne l’est pas pour ce qui concerne le tabac. Pour quelques substances, en particulier les opioïdes, un produit de substitution (méthadone, buprénorphine, morphine) peut être délivré aux usagers pour réduire ou stopper la consommation de substances plus dangereuses.
En matière de tabagisme, l’apparition des premiers traitements nicotiniques de substitution (TNS) sous forme de gommes à mâcher, à la fin des années 1970, ne relève pas exactement de la réduction des risques puisque ces produits sont conçus pour s’intégrer dans une démarche de sevrage, dont ils atténuent les effets indésirables. Des étapes de réduction des consommations sont parfois intégrées dans les protocoles d’accompagnement thérapeutique mais, contrairement à l’alcool ou à d’autres substances, sont en elles-mêmes insuffisantes : de faibles consommations de tabac suffisent à provoquer pathologies et mortalité, et le sevrage tabagique complet reste l’objectif thérapeutique premier[3]. Des prescriptions de substituts nicotiniques peuvent néanmoins être réalisées en vue d’une réduction des consommations de tabac, mais s’inscrivent donc habituellement dans la perspective d’un sevrage à plus ou moins long terme[4]. De nombreux autres supports seront commercialisés et viendront compléter la gamme des outils thérapeutiques, d’abord les patchs en 1991, suivis par les inhalateurs (1996), les tablettes sublinguales (1999), les comprimés (« lozanges », 2002) et les sprays nasaux (2010) et buccaux (2013).
À partir de 2008, le développement des cigarettes électroniques va rapidement changer la donne. Suscitant d’abord l’inquiétude des industriels du tabac et une certaine suspicion de la part des soignants, le soudain engouement de certains fumeurs pour ces dispositifs électroniques va retenir l’attention. En France, les pouvoirs publics ont aussi pris compte de la forte diffusion de ces produits et ont appliqué aux cigarettes électroniques, par l’ordonnance de mai 2016, certaines des conditions d’utilisation déjà en vigueur pour le tabac, notamment dans les lieux publics et sur les lieux de travail. Les recommandations successives de la Haute Autorité de Santé sont restées prudentes sur le sujet, estimant qu’en l’absence de données probantes et d’autorisation de mise sur le marché (AMM), comme c’est le cas pour les médicaments, l’usage d’une e-cigarette ne peut être médicalement recommandé dans le cadre d’un sevrage tabagique[5]. Les pouvoirs publics semblent de leur côté peu attentifs au respect de l’interdiction de vente de ces produits aux mineurs.
D’autres produits du tabac et de la nicotine n’impliquent pas de combustion et sont régulièrement présentés par les industriels comme des outils de réduction des risques. Un tour d’horizon de ces produits est proposé plus loin.
Reprise du discours de réduction des risques par l’industrie du tabac
Consciente des conséquences néfastes de la consommation de tabac pour la santé, l’industrie du tabac a très tôt tenu un discours rassurant en présentant certains de ses produits comme moins nocifs. Ce fut le cas dès les années 1930 avec des cigarettes présentées comme « plus douces » et moins irritantes. L’ajout d’un filtre aux cigarettes, dans les années 1960, puis l’apparition de cigarettes présentées comme « légères », au début des années 1970, ont aussi été accompagnés d’allégations assurant des produits moins nocifs, ce qui n’était objectivement pas le cas ; bien au contraire, ces innovations ont sensiblement contribué à augmenter le tabagisme féminin et à alourdir les pathologies déjà observées pour l’usage de tabac, en particulier chez les femmes. Avant de reconnaître aujourd’hui l’extrême nocivité du tabac et de sa fumée, les industriels ont, durant plusieurs décennies, farouchement défendu une relative innocuité de leurs produits et de la fumée de tabac, tout en niant connaître le potentiel addictif de la nicotine – qu’ils avaient pourtant activement renforcé et optimisé.
La chute de la consommation de cigarettes, amorcée dès les années 1980 et qui s’est intensifiée au cours des années 2000 et 2010, semble être la principale raison qui a conduit l’industrie du tabac à s’emparer du discours de la réduction des risques dans les années 2010. L’adoption et la diffusion de la Convention-cadre pour la lutte antitabac (CCLAT) a aussi incité les industriels, qui avaient été exclus des négociations, à étendre leurs activités au-delà des seuls produits de tabac à fumer. Le rachat de fabricants de cigarettes électroniques par les différentes majors du tabac, entre 2012 et 2015, et le lancement des produits de tabac chauffé ont nettement accompagné cette tendance.
Arguant que leurs nouveaux produits du tabac et de la nicotine seraient moins nocifs que le tabac fumé, les industriels ont textuellement repris les termes et la logique du discours addictologique de la réduction des risques. Cette attitude est poussée à l’extrême par le directeur général de Philip Morris International (PMI) qui, en juillet 2021, proposait même d’interdire la vente de cigarettes – en limitant toutefois cette intention à la Grande-Bretagne – alors que l’essentiel des revenus de PMI dans le monde provient de la vente de cigarettes. PMI a aussi placé près d’un milliard de dollars US pour établir la Fondation pour un monde sans fumée (Foundation for a smokefree world - FSW), chargée de porter le discours de la réduction des risques et de promouvoir les nouveaux produits du tabac et de la nicotine.
La stratégie des cigarettiers vis-à-vis de la réduction des risques s’explique de plusieurs façons[6]. Elle a d’abord pour but d’endiguer la perte de clientèle des fumeurs cessant leur tabagisme ; en conséquence, l’arrêt du tabagisme fumé n’est jamais envisagé que sous condition d’un glissement des consommateurs vers une autre forme de consommation de nicotine, par exemple cigarette électronique ou tabac chauffé. Cette stratégie permet également d’offrir de nouveaux revenus aux industriels à l’aide de produits à forte rentabilité, notamment tant qu’ils échappent à la taxation des produits du tabac. Elle cherche à conquérir de nouveaux clients, en particulier chez les jeunes, pour remplacer les fumeurs décédés ou en passe d’arrêter de fumer. Elle est censée redorer l’image de l’industrie du tabac, écornée par de multiples révélations sur ses produits et ses pratiques d’influence. Elle vise notamment à apaiser les pouvoirs publics et à redevenir un interlocuteur officiel dans les débats de santé publique, l’objectif étant avant tout de limiter ou d’empêcher les réglementations défavorables au tabac. Elle a enfin pour but de diviser la communauté scientifique et médicale, afin de remettre en cause la Convention-cadre pour la lutte antitabac et de fragiliser l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) qui la soutient. Cette stratégie a été conçue dès 2000, comme en témoigne un document interne de British American Tobacco (BAT), qui évoque déjà la politique liée à la réduction des risques[7].
Les industriels ont déployé différentes tactiques pour parvenir à ces fins. Celles-ci consistent à produire des études de type scientifique démontrant l’intérêt des nouveaux produits, dans le but de servir de preuves scientifiques. Des réseaux de scientifiques et de personnalités (Derek Yach, David Khayat, Michael Møller), mais aussi de divers groupes de façade (World’s Vapor Alliance[8], FSW et, en France, Aiduce[9], France Vapotage[10]), reprennent et diffusent les arguments de l’industrie du tabac pour les légitimer. Un amalgame est systématiquement opéré entre les produits de tabac chauffé et les cigarettes électroniques, alors que les premiers sont notablement plus nocifs que les secondes. La focalisation du débat sur les fumeurs les plus dépendants et sur les difficultés du sevrage tabagique permet d’occulter que de nombreux fumeurs cessent assez facilement leur tabagisme et que les marchés de masse des nouveaux produits touchent des publics bien plus larges. Enfin, l’accent est porté sur les « alternatives » au tabac fumé que seraient les nouveaux produits du tabac et de la nicotine, dans la mesure où ils « renormalisent » la présence du tabac dans la société sous diverses formes.
Les différents produits et leur évaluation
Le cas des cigarettes électroniques
Parmi les nombreux produits non fumés présents aujourd’hui sur le marché, la place des cigarettes électronique est actuellement prépondérante. Ce segment est aussi celui qui, depuis plusieurs années, suscite le plus de recherches et de controverses.
Deux attitudes peuvent être observées vis-à-vis des cigarettes électroniques et plus globalement de la réduction des risques :
- Une position favorable à l’usage de la cigarette électronique dans la réduction des risques, portée exclusivement par le Royaume-Uni et partagée par certains acteurs de santé de l’addictologie et par certains tabacologues. Le focus est placé sur les fumeurs les plus dépendants et en difficulté avec le sevrage tabagique. L’action de la seule nicotine est conçue comme dénuée de conséquences pour la santé, au-delà de l’addiction qu’elle engendre. L’e-cigarette est perçue comme l’outil de prédilection du sevrage tabagique, une certaine impatience se manifestant chez ces acteurs en attente de nouvelles aides au maintien du sevrage tabagique.
- Une position, adoptée par de nombreux acteurs de la santé publique et de la tabacologie, plutôt défavorable, en l’attente de preuves formelles, au discours de la réduction des risques tel qu’il est détourné commercialement par l’industrie du tabac. Le focus est porté sur l’absence de preuves objectives formelles de la réduction des risques chez les usagers de cigarette électronique dans un objectif d’arrêt du tabac fumé. Le potentiel addictif de la nicotine et ses effets sur la santé mentale et le système cardiovasculaire sont soulignés, tout comme les conséquences du vapotage sur la santé globale. L’e-cigarette est conçue comme un procédé destiné à pérenniser le marché de la dépendance à la nicotine.
L’un des points les plus épineux concernant les cigarettes électroniques est l’absence de consensus scientifique sur leur rôle dans le sevrage tabagique et sur les risques qu’elles font courir aux usagers. La grande variété des matériels de cigarettes électroniques selon les modèles et les époques rend ainsi extrêmement difficile toute évaluation sérieuse. L’absence de recul et de données ne permet actuellement pas d’estimer les conséquences du vapotage sur la santé à long terme. Par ailleurs, le fait qu’une grande majorité de vapoteurs soient d’anciens fumeurs ou entretiennent des usages duels tabac/e-cigarette ne facilite pas les protocoles d’études, ni l’interprétation des résultats. Les usages duels devraient plus particulièrement faire l’objet de conseils dissuasifs lors de l’accompagnement au sevrage, et être plus fréquemment exclus des programmes de recherche.
Une étude[11] réalisée en février 2020 pour l’Agence Nationale de Sécurité Sanitaire (ANSES) indique ainsi qu’en France, 63% des vapoteurs entretiennent un usage duel, combinant tabagisme et vapotage, et que 64% n’ont pas l’intention d’abandonner la cigarette électronique dans les douze prochains mois, relativisant ainsi l’usage des e-cigarettes comme méthode de sevrage. Elle précise aussi que seuls 3% des vapoteurs n’étaient pas préalablement fumeurs, ce qui minimiserait la crainte de voir se développer l’usage de la cigarette électronique chez les non-fumeurs (d’autres études situent ce seuil autour de 1%). Les observations réalisées en France en 2017 auprès des jeunes de 17 ans révèlent quant à elles que 62,5% d’entre eux sont des usagers duels et que 7,6% n’ont jamais fumé de tabac auparavant, un taux nettement supérieur à celui des vapoteurs adultes et qui tendrait à se développer rapidement ces toutes dernières années.
Le rôle des cigarettes électroniques dans le sevrage tabagique n’est pas suffisamment clair. Selon certaines études, l’e-cigarette permettrait d’obtenir de meilleurs résultats de sevrage que les substituts nicotiniques validés (19% vs. 10%)[13] ; selon d’autres études, le rapport est nettement inversé et donne l’avantage aux substituts nicotiniques (15% vs. 10% pour les e-cigarettes)[14]. Le rapport SCHEER, commandité par l’Union Européenne, estime pour sa part que le rôle joué par les cigarettes électroniques dans le sevrage tabagique est faible[15], tandis qu’une étude de Santé Publique France mentionne que 76% des ex-fumeurs vapoteurs ou ex-vapoteurs déclarent avoir stoppé leur tabagisme à l’aide de cigarettes électroniques, dont 9% avec une autre aide complémentaire, les ex-fumeurs ex-vapoteurs ayant beaucoup plus souvent eu recours à ces autres aides Une autre étude de Santé Publique France d’après les mêmes données précise cependant que 69% des fumeurs ayant cessé leur tabagisme n’ont utilisé ni cigarette électronique, ni substituts nicotiniques, ni médicament d’aide au sevrage tabagique[17].
La position des autorités de santé françaises reste à ce jour prudente et rationnelle sur le sujet, mais est qualifiée de frileuse par les tenants de la réduction des risques. Reprenant, en les actualisant, les recommandations émises dès 2014 par la Haute Autorité de Santé (HAS), un avis récent du Haut Conseil de la Santé Publique (HSCP) estime que les cigarettes électroniques ne peuvent, en l’état actuel des connaissances, être considérées comme des outils de sevrage thérapeutique[18]. Il déconseille par ailleurs formellement l’usage duel e-cigarette/tabac fumé, qualifié de « vapofumage ». Il émet enfin des réserves sur le potentiel des cigarettes électroniques à différer ou à empêcher l’entrée dans le tabagisme, constatant que les études actuelles penchent plutôt dans le sens d’un effet d’incitation à l’entrée dans le tabagisme. L’avis du HSCP n’inclut pas les dispositifs de tabac chauffé qui, faute de preuves suffisantes, ne peuvent être considérés comme des produits de réduction des risques ni de sevrage tabagique (cf. Tabac chauffé).
Plusieurs autres sujets alimentent le débat sur les cigarettes électroniques. La question des usages dérivés, associant aux cigarettes électroniques d’autres substances tels le cannabis ou le CBD, reste actuellement très insuffisamment documentée, alors qu’elle a été l’objet d’un scandale sanitaire aux Etats-Unis en 2019 après le décès de 68 personnes, suite à l’usage d’e-liquide au cannabis[19]. La question environnementale est aussi posée, les batteries et les éléments en plastique des e-cigarettes générant un surplus gigantesque de déchets persistants, auquel s’ajoute le rejet dans l’atmosphère de nombreuses particules lourdes ou mal identifiées ; la vogue des e-cigarettes jetables, actuellement en plein essor, pose la question des déchets avec une plus grande acuité.
L’usage de la cigarette électronique soulève au final davantage de questions qu’il ne semble apporter de réponses, quand bien même il est reconnu que ce type de dispositif est t vraisemblablement nettement moins nocif que le tabac fumé. Toutefois, la proportion selon laquelle les e-cigarettes seraient moins nocives que les cigarettes classiques (95% de moins selon les défenseurs[20], sensiblement moins selon les détracteurs) est elle aussi sujette à caution. Les études sur la nocivité des cigarettes électroniques oublient malheureusement souvent d’inclure des non-fumeurs non-vapoteurs dans leurs travaux de comparaison.
Les autres produits disponibles sur le marché
Le manque de données probantes sur les risques associés aux nouveaux produits du tabac et de la nicotine rend leur évaluation délicate. Quelques éléments ont cependant pu être mis en évidence.
- Tabac chauffé: ces dispositifs électroniques chauffent par pyrolyse des cigarettes courtes munies d’un filtre et sont présentés par leurs fabricants comme des produits nettement moins nocifs que les cigarettes fumées, dans une proportion qui serait similaire à celles des cigarettes électroniques. La présence de très nombreuses particules toxiques, en partie semblables à celles du tabac fumé et en partie différentes, tend toutefois à situer ces produits à un niveau de toxicité proche de celui des cigarettes fumées[21], notamment du fait de la combustion partielle du tabac par ce procédé. La pertinence du classement de ces produits parmi les options de réduction des risques est ainsi clairement mise en doute. D’autre part, les usages de tabac chauffé s’accompagnent le plus souvent de la consommation duelle d’au moins quelques cigarettes et, à ce jour, aucune étude indépendante n’a démontré que le recours au tabac chauffé puisse servir de méthode de sevrage tabagique[22]. Les produits de tabac chauffé font néanmoins l’objet d’une intense promotion par les industriels du tabac, qui en tirent des marges de profit substantielles.
- Snus: ces pochettes de tabac à glisser entre la lèvre et la gencive, originaires de Suède et uniquement autorisées dans ce pays dans l’Union Européenne, connaissent un nouvel essor aux Etats-Unis depuis la fin des années 2000. La présence de tabac dans ces produits serait cependant une source de cancers du pancréas, et aurait une incidence sur le diabète de type II, les attaques cardiaques, les naissances prématurées et les décès in utero[23].
- Pouches (= pochettes) : ces pochettes ressemblent aux snus et s’utilisent de la même manière, mais contiennent de la nicotine de synthèse et permettent d’éviter les éléments cancérigènes contenus dans le tabac. Fortement promues par l’industrie du tabac, notamment dans les pays ayant interdit les snus, elles sont actuellement principalement vendues aux Etats-Unis, dans certains états européens et dans les pays émergents. Ces produits ont été interdits en Allemagne, en Norvège, au Canada et en Australie avant leur mise sur le marché.
- Snuff: plus concentré en nicotine et présenté sous forme d’une poudre sèche, ce tabac à priser contient les substances cancérigènes du tabac et peut entraîner des inflammations de la muqueuse nasale, une obstruction des voies nasales et une diminution de l’odorat[24].
- Tabac à mâcher/chiquer : plus concentré en nicotine, le tabac à mâcher contient les substances cancérigènes du tabac et peut entraîner une augmentation du risque de cancers (bouche, langue, gencive, estomac, gorge, vessie), des pathologies cardiovasculaires, de la pression artérielle et du cholestérol, ainsi que des problèmes de santé dentaire[25].
- Cigarettes à très faible teneur en nicotine : non encore disponibles sur le marché, ces produits ne contiennent que très peu de nicotine, ce qui paraît une piste pour réduire l’addiction à cette substance. Leur usage vise à terme l’arrêt complet de leur consommation, les risques pour la santé étant équivalents à ceux du tabac fumé. La Nouvelle-Zélande les a incluses dans son plan de sortie du tabagisme et les Etats-Unis envisagent de les adopter également[26].
D’autres produits de la nicotine – par exemple les « triangles » – sont déjà disponibles ou en préparation chez les industriels du tabac. Le rachat de plusieurs sociétés pharmaceutiques par des majors du tabac, comme celui de Fertin Pharma par PMI en juillet 2021[27], laisse augurer l’élargissement de la gamme des produits sans fumée et, en fonction de l’évolution des législations, l’intégration de nouvelles molécules (CBD, cannabis). On peut ainsi supposer que les industriels du tabac cherchent à s’emparer de l’ensemble du marché de la nicotine, des substituts médicamenteux au tabac chauffé, sans pour autant délaisser le marché du tabac fumé.
La plupart des produits sans fumée sont déclinés à travers de nombreux arômes, qui sont connus pour être des facteurs attractifs majeurs chez les jeunes. Les acteurs de santé publique, ayant obtenu dans différents pays l’interdiction des arômes dans les cigarettes fumées, réclament aujourd’hui une même interdiction de ces arômes pour tous les autres produits du tabac et de la nicotine.
La question de la nicotine de synthèse, présente dans les pouches et les cigarettes électroniques jetables, est aussi posée. Les industriels argumentent ici que, ne contenant pas de tabac, les produits à base de nicotine de synthèse devraient échapper aux législations applicables aux produits de tabac ; les acteurs de santé publique estiment de leur côté que la même législation doit être appliquée à tous les produits du tabac et de la nicotine. Un groupement d’association de cardiologues américains considère pour sa part que tous les nouveaux produits introduits sur le marché devraient faire l’objet d’une stricte évaluation préalable au nom du principe de précaution, plutôt que d’être directement expérimentés en situation réelle[28].
Les produits de tabac par voie orale ou nasale sont consommés dans 127 pays par 300 millions de personnes dans le monde, situées pour l’essentiel dans les pays d’Asie du Sud et du Sud-Est et tout particulièrement en Inde. Une étude sur ces produits de tabac sans fumée a réactualisé en 2020 son précédent rapport de 2017 et établi que 90 791 décès ainsi que 2,5 millions de vies réduites ont pu être attribués à des cancers oraux (pharynx, œsophage) liés à ces produits, tandis que 258 006 décès et 6 millions de vies réduites sont dus à des pathologies cardiovasculaires[29]. Des bilans certes inférieurs à ceux du tabac fumé, mais qui sont cependant loin d’être négligeables et rappellent que ces produits du tabac et de la nicotine contiennent leurs propres risques.
Situation actuelle
D’un pays à l’autre, la réglementation concernant les produits du tabac et de la nicotine présentés par les fabricants comme étant « à risques réduits » peut fortement varier, en l’absence de données vraiment probantes permettant d’informer les décideurs. Centrée sur les produits du tabac fumé, la CCLAT reconnaît « qu’il existe un décalage entre l’exposition à la cigarette et l’utilisation d’autres produits du tabac et l’apparition des maladies liées au tabac », les indications sur les nouveaux produits de la nicotine étant détaillées dans des documents annexes. La CCLAT laisse cependant chaque état libre d’adopter les mesures qui lui semble pertinentes. De nombreux pays ont ainsi interdit les cigarettes électroniques, les dispositifs de tabac chauffé ou les pouches, bien souvent avant leur mise sur le marché. Dans certains cas, comme en Australie, ils sont interdits à la vente au détail mais peuvent être prescrits sur ordonnance dans le cadre d’un sevrage tabagique. A l’opposé, le Royaume-Uni a intégré la cigarette électronique dans son protocole thérapeutique, mais reste très isolé sur ce plan ; il devrait en proposer le remboursement, sous réserve du dépôt d’un dossier de type AMM démontrant l’efficacité de la cigarette électronique dans le sevrage. Une hypothèse serait que les pays ayant déjà fortement réduit leur prévalence tabagique seraient plus enclins à se tourner vers la cigarette électronique pour aider les fumeurs les plus irréductibles à se détourner du tabac, ce que semblent pourtant contredire les exemples de la Finlande et de la Nouvelle-Zélande.
L’une des pierres d’achoppement entre partisans et détracteurs de la réduction des risques est l’effet « passerelle », qui conduirait des jeunes vapoteurs n’ayant jamais fumé à devenir ensuite des fumeurs. Les premiers avancent que la disponibilité des nouveaux produits du tabac et de la nicotine constituerait une forme de protection contre le tabagisme des jeunes, mais oublient de rappeler que les jeunes sont aujourd’hui en grande majorité non-fumeurs. Les seconds considèrent au contraire qu’il s’agit d’une tentative de captation des jeunes par l’addiction à la nicotine, dans le but de préparer les prochaines générations de fumeurs ou de clients dépendants à ces nouveaux produits, et plus globalement de relégitimer la présence des produits du tabac dans la société. Les données actuelles ne permettent pas encore de trancher précisément, mais tendent à valider l’idée d’un effet de passerelle entre cigarette électronique et tabagisme. Ce débat renvoie régulièrement à la question des arômes et à celle de leur interdiction, la sensibilité aux arômes des jeunes et des adolescents et leur ciblage par ce biais ayant abondamment été démontrés, tant pour le tabac fumé que pour les dispositifs électroniques.
Plutôt que de proposer aux consommateurs des produits aux risques supposément réduits mais non démontrés, les acteurs de santé publique préfèrent tabler sur des mesures de contrôle du tabac pour réduire la prévalence tabagique et également promouvoir les traitements validés de sevrage tabagique qui sont sans risques pour les patients. Qu’elles soient coercitives (interdiction de certains produits, restrictions de consommation) ou incitatives (augmentation des taxes, remboursement des TNS), les mesures collectives de contrôle du tabac apparaissent en effet nettement plus efficaces que les mesures individuelles pour obtenir des baisses significatives et durables de la consommation de tabac. L’augmentation des taxes en vue d’élever le prix des produits de tabac a notamment été démontrée comme l’une des mesures les plus performantes en matière de réduction du tabagisme, notamment auprès des jeunes et des personnes précaires. Les produits du tabac et de la nicotine non fumés étant actuellement ceux qui offrent aux industriels les plus fortes marges bénéficiaires, un alignement de la taxation de ces produits sur celle des produits de tabac fumés permettrait de les rendre moins profitables pour les industriels et pourrait limiter leur développement.
D’autres mesures relatives à la réglementation des produits sont aussi étudiées pour réduire la prévalence tabagique. L’interdiction des filtres de cigarettes, envisagée en Nouvelle-Zélande et étudiée au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, a pour vocation de limiter la pollution due aux mégots mais aussi de rendre les cigarettes moins attractives sur le plan gustatif et dans l’apparence du produit, et ce tout en supprimant l’illusion d’une fausse protection sanitaire. A cela s’ajoute toute une réflexion en cours sur l’utilisation du produit comme support d’information sur lequel seraient apposés des avertissements sanitaires, le produit étant normalisé selon le principe du paquet neutre.
Ces dispositions s’inscrivent dans le cadre d’une stratégie d’ensemble visant à sortir le tabac de la société, notamment à travers le concept de génération sans tabac pouvant se traduire par une interdiction de vente à toute personne née après une date déterminée.
Mots-clés : réduction des risques, tabac, snus, pouches, nicotine, santé, cigarettes électroniques, tabac chauffé, CCLAT
MF
[1] Couteron JP, La réduction des risques en France: un peu d’histoire, Actal, n°13 décembre 2013.
[2] Benech G, La réduction des risques et des dommages liés à la consommation d’alcool (RdRDA). Historique, pratiques, analyse et proposition, Actions Addictions, janvier 2021.
[3] Berlin I, La réduction des risques et des dommages est-elle efficace et quelles sont ses limites en matière de tabac ?, Alcoologie et addictologie, 2017, 39(2), 128-137.
[4] Loss C, De la réduction des risques dans la lutte contre le tabagisme, SWAPS, n°23, octobre-novembre-décembre 2001.
[5] Arrêt de la consommation de tabac : du dépistage individuel au maintien de l’abstinence en premier recours. Méthode, Recommandations pour la pratique clinique, Haute Autorité de Santé, octobre 2014.
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[7] British-American Tobacco Company Limited, The CORA Roadmap; CORA Regional Meetings, British American Tobacco Records, juin 2000.
[8] Horel S, Vapotage : les vrais millions des fausses organisations de consommateurs, Le Monde, mis à jour le 5 novembre 2021, consulté le 11 mars 2022.
[9] Aiduce est membre de l’INCCO, un réseau international des organisations du vapotage impulsée par la FSW, elle-même financée par PMI. International Network of Nicotine Consumer Organisations (INNCO), Tobacco Tactics, publié le 1er décembre 2021, consulté le 11 mars 2022.
[10] Fondée par BAT. Plusieurs membres du bureau sont liés à l’industrie du tabac. https://www.francevapotage.fr/la-federation
[11] Déclaration des produits du tabac et produits connexes en France. Produits du vapotage – bilan 2016-2020. Annexes, ANSES, octobre 2020.
[12] Chyderiotis S, Spilka S, Beck F, Usages de la cigarette électronique en France à 17 ans : résultats de l'enquête nationale ESCAPAD 2017, Bulletin du cancer, T.6, n°12, décembre 2019.
[13] Hajek P, Phillips-Waller A, Przulj D, et al., A randomized trial of e-cigarettes versus nicotine- replacement therapy. N Engl J Med. 2019;380(7): 629–637.
[14] Chen R, Pierce JP, Leas EC, et al., Effectiveness of e-cigarettes as aids for smoking cessation: evidence from the PATH Study cohort, 2017–2019, Tobacco Control, Epub ahead of print: 11/02/2022.
[15] Scientific Committee on Health, Environmental and Emerging Risks (SCHEER), Opinion on electronic cigarettes. Publié le 16 avril 2021, consulté le 11 février 2021.
[16] Pasquereau A, Quatremère G, Guignard R, Andler R, Verrier F, Pourchez J, Richard JB, Nguyen‐Thanh V et le groupe Baromètre de Santé publique France 2017. Baromètre de Santé publique France 2017. Usage de la cigarette électronique, tabagisme et opinions des 18‐75 ans. Saint‐Maurice : Santé publique France, 2019. 17 p.
[17] Guignard R, Verrier F, Quatremère G, Andler R, El Khoury F, El Aarbaoui T, et al. Tentatives d’arrêt du tabac, aides utilisées et maintien de l’abstinence tabagique : une analyse rétrospective des données du Baromètre de Santé publique France 2017. Bull Epidémiol Hebd. 2021;(1):2-11.
[18] Avis relatif aux bénéfices-risques de la cigarette électronique, Haut Conseil de la Santé Publique, publié le 26 novembre 2021, consulté le 14 février 2022.
[19] Balfour D, Benowitz N, Colby S, et al., Balancing Consideration of the Risks and Benefits of E-Cigarettes, Am J Public Health. Published online September 22, 2021:e1–e12.
[20] Nicotine without smoke. Tobacco harm reduction. Royal College of Physicians, publié le 28 avril 2016, consulté le 9 février 2022.
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