Mégothon : une mobilisation citoyenne instrumentalisée par l’industrie du tabac
20 mai 2025
Par: Comité national contre le tabagisme
Dernière mise à jour : 20 mai 2025
Temps de lecture : 15 minutes
Chaque année, à l’approche de la Journée mondiale sans tabac, le Mégothon mobilise des milliers de bénévoles pour ramasser les mégots de cigarette dans l’espace public. À travers cette initiative citoyenne, relayée sur les réseaux sociaux et soutenue par plusieurs associations environnementales, l’objectif affiché est de sensibiliser aux effets de la pollution tabagique sur l’environnement.
Depuis sa première édition en 2023, l’événement revendique des records de participation et de volume de déchets collectés, notamment grâce à des figures publiques très suivies. L’édition 2023 avait ainsi bénéficié d’une large visibilité en ligne grâce à la participation de l’influenceur Inoxtag, personnalité très populaire auprès des jeunes publics. En 2025, le compte de vulgarisation scientifique Epicurieux, suivi par près d’un million d’abonnés sur Instagram, a relayé l’événement via plusieurs publications.
Une opération de ramassage des mégots en apparence vertueuse
Le Mégothon est une initiative nationale de ramassage de mégots lancée en 2023, à l’initiative d’un collectif d’acteurs associatifs engagés sur la question de la pollution environnementale liée au tabac. Présentée comme une action fédératrice, cette campagne vise à mobiliser les citoyens, les entreprises, les établissements scolaires et les collectivités autour d’un objectif simple : collecter le plus grand nombre possible de mégots dans l’espace public, tout en sensibilisant aux effets néfastes de ces déchets sur l’environnement.
L’édition 2025 du Mégothon se déroule du 21 au 27 mai, avec un temps fort le samedi 24 mai. Des événements de collecte sont organisés partout en France, accessibles via une carte interactive hébergée sur la plateforme Trash Spotter. En parallèle, des outils de communication sont proposés aux participants pour organiser leur propre ramassage : affiches personnalisables, guides pratiques, communiqués de presse types et supports de sensibilisation. L’objectif est d’offrir une visibilité nationale à une action de proximité, portée par des bénévoles et des structures locales.
Parmi les événements déjà référencés, des collectes sont prévues à Pontchâteau, Caen, Trévoux, Ajaccio ou encore Paris, organisées par des associations comme Horizons, EcoTerre Orvault ou Corsica Clean Nature. La coordination nationale est assurée par un ensemble de structures parmi lesquelles Cap Zéro Mégot, World Cleanup Day-France, Wings of the Ocean, CleanWalker, Team River Clean, ou encore Ludovic Objectif Planète Propre. La plateforme logistique et technique est gérée par Trash Spotter, acteur spécialisé dans les dispositifs numériques de ramassage citoyen.
Les mégots, des déchets toxiques et difficilement recyclables
Les mégots de cigarettes constituent des déchets dangereux, toxiques et persistants, qui représentent aujourd’hui l’un des premiers types de déchets plastiques retrouvés dans l’environnement, notamment dans les milieux aquatiques. Chaque mégot contient des milliers de substances chimiques, dont plusieurs sont classées comme toxiques pour les organismes marins. Contrairement à une idée reçue, le recyclage de ces déchets est extrêmement complexe, coûteux et peu viable à grande échelle, ce qui limite fortement l’efficacité des dispositifs de valorisation mis en avant par certains acteurs industriels. Leur prise en charge ne peut donc se limiter à des solutions techniques de traitement post-consommation, mais nécessite des mesures de réduction à la source, à commencer par l’interdiction programmée des filtres dans le cadre des politiques internationales de lutte contre les plastiques à usage unique[1].
L’eco-organisme Alcome aux commandes de l’initiative
Derrière cette initiative présentée comme citoyenne se trouvent en réalité les fabricants de tabac, qui interviennent à travers leur éco-organisme Alcome. Créé en 2021 par les principaux cigarettiers présents sur le marché français dans le cadre de la filière de Responsabilité Élargie des Producteurs (REP), Alcome est chargé d’organiser la prévention, la collecte et le traitement des déchets issus des produits du tabac, en particulier les mégots. Cette structure est financée directement par l’industrie du tabac, qui en conserve le contrôle stratégique et opérationnel (En savoir plus Alcome). Dès lors, la participation d’Alcome à des événements de sensibilisation comme le Mégothon pose un problème majeur de gouvernance et d’indépendance, en contradiction avec les principes de la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac ratifié par la France, notamment son article 5.3, qui interdit toute forme d’ingérence de l’industrie dans les politiques de santé publique.
Le soutien d’Alcome à cette opération va bien au-delà de simples mentions institutionnelles. Le logo de l’éco-organisme est clairement affiché sur la page d’accueil du site officiel du Mégothon, ainsi que sur l’ensemble des supports de communication mis à disposition des participants. Cette présence visible confirme l’implication centrale de l’éco-organisme comme partenaire principal de l’initiative.
Par ailleurs, les porteurs du Mégothon et de la plateforme Trash Spotter sont également à l’origine de l’association Initiative for Nature, dont le mécène principal est le cabinet de conseil KPMG. Ce cabinet est connu pour ses liens de longue date avec l’industrie du tabac, notamment à travers des prestations d’audit, de conseil stratégique et de gestion des risques pour plusieurs multinationales du secteur[2]. Cette interconnexion entre structures associatives, acteurs techniques et partenaires industriels soulève des interrogations légitimes sur la transparence, l’indépendance et les objectifs réels d’une initiative présentée comme citoyenne mais susceptible de servir des intérêts privés.

Des partenariats d’influence au service d’un récit positif
L’édition 2025 du Mégothon marque une nouvelle étape dans la stratégie de visibilité de l’éco-organisme Alcome, avec le recours explicite à des partenariats d’influence. Le compte Instagram @epicurieux, animé par l’équipe de Jamy Gourmaud et spécialisé dans la vulgarisation scientifique et culturelle, a relayé l’événement via une vidéo collaborative. Cette intervention renforce la légitimité du Mégothon auprès d’un public jeune, scolaire ou familial, en s’appuyant sur des formats courts, pédagogiques et populaires, qui abordent des sujets de société dans une tonalité accessible et bienveillante. Cette stratégie de communication n’est pas inédite : en 2023, l’influenceur Inoxtag avait déjà contribué à la promotion de l’événement en participant à une collecte de grande ampleur dans plusieurs villes françaises, générant une forte visibilité auprès des adolescents.
Un argumentaire centré sur la responsabilité du fumeur
Dans la vidéo produite avec Epicurieux, les messages diffusés portent exclusivement sur la toxicité des mégots pour l’environnement, ce qui est scientifiquement exact. Toutefois, aucune mention n’est faite de la responsabilité de l’industrie du tabac dans la conception, la commercialisation et la diffusion massive de ces produits polluants. Ce silence contribue à entretenir une approche dépolitisée et décontextualisée du problème, en occultant le rôle central des fabricants dans la production de ce déchet particulièrement problématique.
Plus largement, l’argumentaire général autour du Mégothon, que l’on retrouve aussi bien sur le site internet de l’initiative que sur ses publications Instagram, repose sur une stratégie de sensibilisation individuelle. Le discours met systématiquement l’accent sur les comportements inciviques des fumeurs qui jettent leurs mégots dans l’espace public, et appelle à des gestes responsables. En revanche, la responsabilité structurelle des fabricants de tabac n’est jamais évoquée, qu’il s’agisse de la conception même de leurs produits particulièrement polluants, ou encore de leur choix de continuer à produire des filtres ou de leur rôle dans la création et le maintien d’un système de consommation à usage unique, générateur de déchets persistants, toxiques et inutiles.
Cette approche contribue à déplacer la charge de la responsabilité vers le consommateur, tout en laissant intact le modèle économique et environnementalement destructeur de l’industrie du tabac. Elle reflète en cela fidèlement le discours promu par l’industrie elle-même, ainsi que par l’éco-organisme Alcome, qui dans sa communication institutionnelle et sur son propre site internet adopte une posture similaire. L’accent est systématiquement mis sur la sensibilisation des fumeurs et la lutte contre les comportements inciviques, sans jamais interroger le rôle du producteur dans la conception, la mise sur le marché et la prolifération de produits à usage unique aux conséquences environnementales durables.
Promotion de mesures contre-productives
L’initiative Mégothon ne se limite pas à des opérations de ramassage de mégots : elle s’accompagne également de la promotion active de cendriers de poche, présentés comme une solution simple et concrète pour limiter la pollution générée par les mégots jetés au sol. Ces cendriers sont proposés aux participants dans plusieurs villes partenaires, parfois accompagnés de supports de communication estampillés du logo d’Alcome. Ce geste, en apparence anodin et pragmatique, s’inscrit en réalité dans une stratégie plus large portée par l’éco-organisme, qui en a fait l’un de ses outils de communication emblématiques[3].
Alcome distribue massivement ces cendriers lors de manifestations sportives ou culturelles (comme le Tour de France ou des festivals), en partenariat avec des collectivités locales. Ce type d’action est mis en avant comme une réponse concrète et incitative face à la pollution des mégots. Pourtant, leur efficacité environnementale réelle est largement discutable, et leur diffusion soulève plusieurs préoccupations.
D’une part, les cendriers de poche participent à renforcer l’acceptabilité sociale du tabagisme, en offrant aux fumeurs un moyen de fumer « proprement », y compris dans des contextes où la consommation de tabac pourrait être socialement ou réglementairement mal perçue. La littérature scientifique souligne par ailleurs que la présence de cendriers non seulement normalise le tabagisme mais également incitatrice à la consommation pour les fumeurs. D’autre part, cette mesure s’inscrit pleinement dans une stratégie de responsabilisation individuelle, qui repose sur l’idée que le fumeur est seul responsable de la pollution engendrée par le produit qu’il consomme. En cela, elle contribue à invisibiliser la responsabilité systémique des fabricants de tabac, qui conçoivent, fabriquent et distribuent massivement des produits jetables, non biodégradables et hautement toxiques.
Enfin, cette promotion active des cendriers de poche constitue un outil de greenwashing particulièrement problématique. Elle permet à l’industrie du tabac, par l’intermédiaire d’Alcome, de se positionner comme acteur engagé dans la protection de l’environnement, tout en maintenant intact le cœur de son modèle économique fondé sur la vente de produits mortels et polluants. Le message implicite véhiculé est celui d’une industrie responsable, qui chercherait à atténuer les effets de ses produits, alors même qu’elle continue à en faire la promotion et à en défendre la distribution massive.
Ainsi, loin d’être une solution environnementale pertinente, les cendriers de poche apparaissent avant tout comme un outil de communication contre-productif, détournant l’attention des mesures réellement efficaces que sont l’interdiction des filtres, la réduction de la production à la source, ou encore la responsabilisation réglementaire des producteurs de déchets tabagiques. Leur valorisation dans le cadre du Mégothon contribue à brouiller les lignes entre sensibilisation environnementale et légitimation des intérêts industriels.
Silence sur les véritables solutions structurelles
L’initiative Mégothon, bien qu’elle se présente comme une action environnementale de sensibilisation, n’évoque jamais les mesures concrètes, efficaces et structurelles qui permettraient de réduire durablement la pollution liée aux mégots. Aucune recommandation n’est faite en faveur de l’aménagement d’espaces sans tabac, mesure pourtant éprouvée pour limiter les déchets tabagiques dans l’espace public. De même, l’interdiction des filtres à cigarettes, qu’ils soient en plastique ou prétendument « biodégradables », n’est jamais mentionnée, alors même que leur rôle environnemental est largement documenté et leur utilité sanitaire pour le fumeur rigoureusement inexistante.
Les filtres ont en effet été introduits par l’industrie du tabac dans les années 1950, non pas pour protéger les fumeurs, mais pour rassurer une opinion publique de plus en plus consciente des risques liés au tabagisme, et ainsi retarder l’adoption de politiques restrictives. Présentés comme des éléments de « réduction des risques », ils constituent en réalité un outil marketing, historiquement utilisé pour séduire de nouveaux publics, en particulier les femmes et les jeunes, en associant la cigarette à une image plus « douce », plus « propre », voire plus moderne. Ce subterfuge marketing perdure aujourd’hui encore, alors que les filtres aggravent la dépendance en modifiant la température de la fumée et représentent une source majeure de pollution plastique, rejetée massivement dans l’environnement.
À l’échelle internationale, un consensus croissant se forme autour de l’interdiction des filtres, désormais identifiés comme des produits à usage unique sans justification sanitaire. Plusieurs organisations de lutte contre le tabagisme, dont le Comité national contre le tabagisme (CNCT) en France, et des ONG environnementales regroupées au sein de la Stop Tobacco Pollution Alliance, militent activement pour faire inscrire les filtres à cigarettes dans la liste des produits plastiques à usage unique à interdire, dans le cadre des négociations en cours du traité mondial sur la pollution plastique. Ce levier réglementaire est considéré comme un outil déterminant pour endiguer la pollution tabagique à la source.
De manière générale, l’industrie du tabac et l’éco-organisme Alcome s’opposent à toutes les mesures de réglementation environnementale et sanitaire susceptibles d’entraver leur modèle économique, qu’il s’agisse de l’interdiction des filtres, du développement des espaces sans tabac ou même de la mise en place de cendriers collectifs dans l’espace public, qui pourraient contraindre la consommation et visibiliser davantage la nocivité du produit. Ce refus d’engager des actions à fort impact révèle une stratégie de communication qui, derrière un discours de responsabilité apparente, cherche avant tout à préserver la pérennité commerciale de produits toxiques dont les effets sur la santé et l’environnement sont pourtant bien établis.
Une opération de responsabilité sociétale au service du verdissement de l’industrie
Le Mégothon illustre une stratégie de communication typique du greenwashing, mécanisme bien documenté dans d’autres secteurs industriels à forte empreinte environnementale. Dans le cas présent, l’éco-organisme Alcome – financé et contrôlé par les fabricants de tabac – mobilise une rhétorique environnementale pour repositionner ses financeurs comme des acteurs responsables et engagés, tout en invisibilisant leur responsabilité première dans la pollution générée par les mégots. Le récit mis en avant repose sur une narration volontairement partielle, centrée sur le comportement du consommateur et sur des gestes individuels, sans remise en cause du modèle de production ou des choix industriels à l’origine de la prolifération de ces déchets.
Loin d’être neutre, le Mégothon repose sur un dispositif de communication hybride, combinant mobilisation citoyenne, mécénat industriel, partenariats institutionnels et campagnes d’influence sur les réseaux sociaux. Cette hybridation brouille les lignes entre initiative d’intérêt général et stratégie de marque dissimulée, contribuant à légitimer l’image d’une industrie qui continue pourtant à défendre la mise sur le marché massif de produits polluants et addictifs.
Les associations de santé publique et de lutte contre le tabagisme, à l’instar du Comité national contre le tabagisme (CNCT), alertent depuis plusieurs années sur les risques d’instrumentalisation des politiques environnementales par l’industrie du tabac. Elles appellent les collectivités territoriales, les associations et les citoyens à faire preuve de la plus grande vigilance, et à privilégier des actions réellement indépendantes, centrées sur la prévention, la réduction des déchets à la source et la responsabilisation des producteurs, plutôt que sur des actions correctives qui renforcent, de fait, la stratégie d’image des industriels du tabac.
Enfin ce type d’initiatives vise également à faire oublier combien l’industrie du tabac à travers l’opérateur Alcome a déjà été sanctionné à plusieurs reprises par l’État français pour manquements à ses obligations légales dans le cadre de la filière de responsabilité élargie des producteurs[4]. Récemment encore, une nouvelle condamnation par l’État, publiée au Journal officiel en mars 2024, a pointé son non-respect des exigences en matière de transparence, de gouvernance et de couverture effective des coûts liés à la collecte et au traitement des mégots. Ces éléments renforcent les inquiétudes quant à la capacité de cet éco-organisme piloté par les fabricants de tabac à agir dans l’intérêt général et à remplir pleinement sa mission environnementale.
AE
[1] Note, Traité plastique – L’intersection cruciale de la lutte antitabac et de la santé environnementale, CNCT, publié le novembre 2024, consulté le 19 mai 2025
[2] Communiqué, Le billet du Pr Martinet. Rapport KPMG : en finir avec l’opération de désinformation des cigarettiers, CNCT, consulté le 19 mai 2025
[3] Génération sans tabac, Les cendriers de poche : fausse solution environnementale, vrai outil marketing, publié le 1er septembre 2022, consulté le 19 mai 2025
[4] Génération sans tabac, L’éco-organisme Alcome condamné une nouvelle fois par l’Etat, publié le 26 juin 2024, consulté le 19 mai 2025
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