Le lobby du tabac très actif au sein de la Commission Européenne

11 mars 2021

Par: Comité national contre le tabagisme

Dernière mise à jour : 6 août 2024

Temps de lecture : 16 minutes

Le lobby du tabac très actif au sein de la Commission Européenne

Un rapport publié le 9 mars réalisé par l’Observatoire de l’Europe industrielle Corporate (CEO) de l’Alliance européenne pour la santé publique (EPHA), en collaboration avec l'organisme de surveillance mondial du tabac, Stopping Tobacco Organizations and Products (STOP) présente et analyse les contacts entre les représentants de l'industrie du tabac et la Commission européenne en 2019, identifiant plusieurs tactiques utilisées pour influencer la politique de lutte antitabac.

Le rapport, « Cibler la Commission européenne : les 7 techniques de lobbying de l’industrie du tabac », révèle le lobby très actif de l’industrie du tabac. Cette dernière parvient à exercer une influence au sein de plusieurs directions générales de la Commission par le biais de lettres, réunions physiques et autres contacts moins bien enregistrés, en raison du non-respect continu par la Commission des dispositions de la Convention-Cadre de l’OMS. En outre, l’accès aux documents administratifs a montré les démarches de l’industrie du tabac pour influencer le système de suivi et de traçabilité des produits du tabac de l’UE mais aussi le processus de révision de la directive sur la taxation des produits du tabac et la possible révision de la directive sur les produits du tabac.

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Les révisions des deux directives citées sont susceptibles d’adopter des mesures visant à réduire l'attrait du tabagisme, en particulier chez les jeunes, dans le cadre du nouveau Plan Cancer Européen[1]. Ce dernier, publié le 3 février 2021, détaille l'ambition de parvenir à une Europe sans tabac d'ici 2040 mais aussi la nécessité d’une meilleure mise en œuvre de la Convention-cadre de l'OMS pour la lutte antitabac (CCLAT).

Les organisations, à l’origine de ces recours aux documents et du présent rapport, ont demandé pour l’année 2019 tous les rapports et autres notes[2] des réunions entre les Directions Générales (DG) concernées et les représentants de l'industrie du tabac (producteurs, distributeurs, importateurs ainsi que les organisations et les particuliers financés par et / ou travaillant pour promouvoir les intérêts de l'industrie du tabac). L’unité Transparence du Secrétariat général de la Commission européenne a divisé la demande en huit demandes distinctes, une pour chaque DG jugée pertinente :

- Direction générale de la santé et de la sécurité alimentaire (DG SANTE)

- Direction générale du marché intérieur et de l'industrie (DG GROW) ;

- Direction générale de l'agriculture et du développement rural (DG AGRI) ;

- Direction générale de la fiscalité et de l'union douanière (DG TAXUD) ;

- Direction générale du commerce (DG TRADE) ;

- Direction générale de la concurrence (DG COMP) ;

- Direction générale des affaires économiques et financières (DG ECFIN)

- Le Secrétariat général (SG).

I. Les tactiques employées par l’industrie pour influencer les politiques antitabac

L'industrie du tabac interfère dans les politiques publiques depuis des décennies afin de contrer les politiques de lutte antitabac. Le rapport identifie 7 tactiques employées par l’industrie auprès de la Commission européenne en 2019 :

Diffuser des informations inexactes et/ou des contre-vérités : L’industrie du tabac promeut la recherche dont l’objectif est de créer des doutes sur le consensus scientifique sur le tabac et ce, afin de contester les faits de santé publique. Elle réalise également des études pour son compte en vue d’influencer le contenu même des connaissances établies[3]. Un rapport d'une réunion entre la DG TAXUD et British American Tobacco (BAT), en date du 8 octobre 2019[4] montre comment BAT a utilisé les résultats d'une étude commanditée par la compagnie (réalisée par le cabinet Deloitte / Taj) pour appuyer son opposition à l’égard de toute augmentation des minimas de perception dans le cadre de la directive sur la taxation des produits du tabac. La conclusion était alors que toute hausse de ces taux affecterait indûment les pays d'Europe de l’Est et augmenterait le commerce illicite.

Retarder les mesures de santé publique : Retarder voire empêcher l'introduction ou la révision de la législation antitabac est une tactique courante employée par l'industrie du tabac et ses alliés. Philip Morris (PMI) a écrit à la DG Santé le 8 mars 2019 pour lui demander de « retarder officiellement l’introduction » du système de suivi et de traçabilité, arguant que « certains facteurs externes indépendants de notre volonté (…) pourraient avoir un impact négatif sur le lancement réussi du système. ». L’entreprise de tabac affirmait qu’il s’ensuivrait une augmentation du commerce illicite et, par conséquent, une perte de revenus[5].

Se positionner comme victimes face aux mesures mises en place : Les compagnies de tabac se présentent souvent comme des victimes, notamment en ce qui concerne la contrebande, alors même les recherches montrent que toutes les grandes compagnies de tabac qui constituent un oligopole, participent activement au commerce illicite, et ce depuis des décennies[6]-[7]-[8]-[9]. L'argument de la contrebande a par exemple été utilisé par les lobbyistes du tabac en 2019 dans un certain nombre de lettres et de courriels pour plaider contre la mise en œuvre du système de suivi et de traçabilité.

Attaquer les autorités de régulation: Dans une lettre datée du 10 mai 2019 envoyée à la DG Santé, l’European Smoking Tobacco Association[10] reproche à la DG Santé d’avoir refusé de s’entretenir à plusieurs occasions avec les représentants de l’industrie du tabac. Elle l’accuse de « se cacher derrière une interprétation erronée des obligations internationales, d’ignorer les principes démocratiques et d’une régulation meilleure par la profession elle-même ».

S'attaquer aux pays tiers : les sociétés de tabac sont très intéressées par la politique commerciale de l’UE. Ils considèrent les accords de libre-échange de l'UE avec des pays tiers comme une excellente occasion d'élargir leurs parts de marché, là où la législation antitabac peut être plus faible ou plus facilement contournée. Par exemple, Japan Tobacco International (JTI) a rencontré des représentants[11] de la DG TRADE et de la DG GROW le 23 mai 2019 à propos de onze négociations menées par l'UE, qu'elles soient actives, suspendues, ou déjà conclues.

Faire la promotion des nouveaux produits : l’industrie du tabac pousse les régulateurs à faire la différence entre ces produits et les cigarettes traditionnelles, en particulier dans le cadre de la taxation. Dans le cadre de la directive actuelle, les droits d'accise sur les cigarettes électroniques et les produits du tabac chauffés sont inférieurs à ceux des cigarettes traditionnelles, et l'industrie met tout en œuvre pour maintenir cet avantage. BAT, par exemple, lors d'une réunion avec la DG TAXUD[12], a fait valoir qu'il n'était pas nécessaire de revoir la directive en raison du manque de données sur les cigarettes électroniques et les produits du tabac chauffés. Les organisations pro-vapotage, y compris la fédération française de vapotage FIVAPE[13], ont également plaidé contre la révision de la directive et contre la taxation de leurs produits aux côtés des produits du tabac traditionnels.

Diviser les acteurs et opposer la Commission et les États membres : Les lobbyistes du tabac essaient d'utiliser les principes du droit européen, et en particulier les règles liées au fonctionnement du marché unique, pour contrer les initiatives d’États membres. De cette manière, les lobbyistes, ainsi que les groupes pro-vapotage, soutiennent que la législation en matière de santé publique dans un État membre fausse les règles de concurrence, ou signifie que le marché unique de l'UE est menacé car les produits sont soumis à des règles différentes d’un pays à l’autre et vont à l’encontre de la libre circulation des biens.

II. Les réactions de la Commission Européenne face aux demandes de l’industrie

Le rapport examine également la réponse de la Commission aux approches de l’industrie. Alors que la CCLAT, et en particulier l'article 5.3, est conçue pour protéger contre de telles interférences, le rapport constate que la Commission a du mal à mettre pleinement en œuvre ces mesures. Par exemple elle ne limite pas les contacts à ce qui est strictement nécessaire, elle refuse la divulgation d'informations et n’est pas pleinement transparente quant aux échanges noués avec l’industrie du tabac. En l’absence d’application de telles mesures de protection, la Commission reste exposée aux efforts incessants de l’industrie pour infléchir la politique dans le sens favorable à cette industrie.

La Commission européenne peine à limiter ses contacts avec l'industrie

Les documents publiés montrent clairement que plusieurs DG ne respectent pas les lignes directrices de la CCLAT fixant de limiter les interactions avec l'industrie à ce qui est strictement nécessaire. La direction générale de la santé est celle qui a eu le plus de contacts avec l’industrie, ce qui n’est pas surprenant étant donné qu’elle s’occupe activement de la lutte antitabac. Les documents indiquent qu’elle est la seule direction générale à veiller à son niveau à limiter au maximum les rencontres. Ces dernières se déroulent généralement sous forme d'ateliers avec d'autres parties prenantes, en vue d’éviter un cadre restreint avec les seuls représentants de l'industrie. Les rencontres entre l’industrie et certaines DG, notamment TAXUD et TRADE sont également récurrentes, notamment lorsque la politique de l'UE et les questions connexes sont discutées. En revanche, en l’absence d’application des dispositions de protection de la CCLAT, une grande marge de manœuvre est laissée aux cigarettiers pour influencer à leur avantage les processus et négociations politiques liés au commerce, à la fiscalité et à la santé publique.

La Commission refuse partiellement ou en totalité la divulgation d'informations

La DG COMP a refusé l'accès à tous les documents identifiés, arguant que les documents demandés font partie d'une enquête antitrust en cours, dans laquelle aucune décision finale n'est encore intervenue. Les documents requis contiendraient des informations en lien avec l’enquête et leur divulgation pourrait être préjudiciable à l’enquête elle-même, aux futures étapes procédurales que la Commission pourrait prendre. En outre, des informations mal interprétées ou déformées porteraient atteinte à la réputation des entreprises faisant l’objet d’une enquête. L'Observatoire Corporate Europe a répondu pour souligner l'obligation d'être aussi transparent que possible en ce qui concerne le lobbying du tabac en vertu de l'article 5.3. L’organisation a explicité le but de la demande et a demandé une liste de documents. Cette dernière envoyée le 4 février 2020 n’a reçu aucune réponse à ce jour.

La réglementation en matière de liberté d'information stipule que « les institutions doivent refuser l'accès à un document dont la divulgation porterait atteinte à la protection des intérêts commerciaux d'une personne physique ou morale, y compris la propriété intellectuelle. » Plusieurs DG (GROW, TAXUD, SANTE) ont expurgé ou refusé la divulgation d’informations en invoquant cette disposition. Cette réponse suggère que l’interprétation par la Commission de la règlementation en matière de liberté d’information place clairement les intérêts économiques des fabricants de tabac au-dessus de ceux de la santé publique.

La DG TAXUD, a, de con côté, consulté l'industrie du tabac pour déterminer ce qui peut être communiqué de leurs échanges. Le fait que les demandes d'accès à l'information doivent dépendre de la bienveillance de l'industrie est profondément préoccupant et suggère que toute information vraiment sensible ne sera certainement jamais autorisée à être divulguée.

Toutes les DG ont caviardé les documents en rendant illisible les noms des lobbyistes rencontrés, invoquant la règlementation 1049/2001 relatives aux données personnelles et à la protection des données. Or, selon les auteurs du rapport, si ces lobbyistes tentent d'influencer la politique de l'UE à titre officiel et représentent les intérêts de l'industrie, leurs noms ne devraient pas dans ces circonstances être considérés comme des données personnelles. Refuser de divulguer des noms rend impossible l’analyse et matérialisation de potentiels conflits d'intérêts, ainsi que le suivi d'anciens employés de la Commission susceptibles de partir travailler pour une grande industrie, ou vice versa.

Une transparence limitée des interactions de la Commission

Le système de liberté d'information est loin de la transparence proactive que promeut la CCLAT et que le Médiateur européen a demandé à la Commission de mettre en œuvre. Seule la DG SANTE publie en ligne des informations sur ses contacts avec les lobbyistes du tabac. Sont visées les réunions auxquelles ces lobbystes participent en présence des commissaires, de membres de leurs cabinets et des DG de la Commission.

Les comptes rendus de ces réunions sont répartis sur divers sites Web et les réunions avec l'industrie du tabac ne sont pas clairement indiquées ou souvent, ne sont répertoriées distinctement. Il est donc difficile d'obtenir une vue d'ensemble sans utiliser de sites Web tiers tels que Integritywatch.eu ou lobbyfacts.eu. De plus, la transparence n'empêche pas nécessairement à elle seule la tenue de réunions avec des représentants de l'industrie du tabac.

Les membres du rapport pointe le nombre d'appels téléphoniques, de SMS et de conversations WhatsApp qui ont pu avoir lieu et qui ne sont pas enregistrés et inscrits dans le registre de transparence de la Commission ou couverts par des demandes d'accès à l'information. Un message daté du 11 décembre 2019 de l'Association européenne des fabricants de cigares (ECMA)[14] demande à un commissaire de la DG GROW un échange téléphonique dans les prochains jours pour « discuter de la nouvelle stratégie UE-PME ainsi que de la consultation interservices en cours concernant l'éventuelle révision de la directive sur les produits du tabac soumis à accise. »

III. Recommandations

Les auteurs du rapport proposent à la Commission européenne un certain nombre de recommandations nécessaires pour pouvoir protéger les politiques publiques du lobbying du tabac et aider les institutions européennes à faire face aux pressions constantes de cette industrie.

  • La Commission européenne devrait veiller à ce que l'approche de la DG SANTE soit adoptée dans toutes les DG en contact avec l'industrie en répertoriant de manière proactive toutes les réunions (y compris les procès-verbaux) et la correspondance avec l'industrie du tabac et leurs représentants sur un registre public central, facilement accessible, similaire à celui tenu aux Pays-Bas. Toutes les réunions qui traitent du tabac et concernent les intérêts de cette industrie devraient être enregistrées dans un portail central couvrant toutes les DG et tous les organes de la Commission. Une telle approche empêcherait de faire pression sur les fonctionnaires de l'UE via des tiers tels que des fédérations ou des réseaux industriels plus larges, comme Business Europe qui entretient une relation de longue date avec PMI et BAT ou des groupes de façade comme Forest.
  • Définir une politique claire applicable à toutes les DG concernant la manière avec laquelle les fonctionnaires doivent gérer les contacts avec l'industrie, en s’appuyant sur le modèle néerlandais. Cela induit des réunions limitées à ce qui est strictement nécessaire et conçues avec d’autres parties prenantes et non dans le cadre de rencontres individuelles. Les instructions de 2011 de la DG SANTE aux fonctionnaires concernant les réunions avec l'industrie du tabac fournissent une base claire pour des règles devant s’appliquer à l’ensemble des DG.
  • La Commission devrait adapter sa mise en œuvre actuelle de la règlementation en matière de liberté d'information en reconnaissant la transparence autour du lobbying et la protection de la santé publique comme des aspects clairs de l'intérêt public, qui prévalent sur les objections liées aux données dites personnelles et à la protection des intérêts commerciaux. Il en résulterait un meilleur équilibre, en matière de transparence, entre la protection des intérêts commerciaux et la sauvegarde de l'intérêt général.
 ©Génération Sans Tabac
[1] Génération Sans Tabac, Plan cancer européen : la Commission pour une Europe sans tabac d’ici 2040, 4 février 2021, consulté le 10 mars 2021[2] Contacts with the tobacco industry during 2019, documents request from Olivier Hoedeman to the Secretariat General of the European Commission, 13 décembre 2019[3] Tobacco Tactics, Influencing Science, dernière mise à jour le 5 février 2020, consulté le 10 mars 2021[4] DG TAXUD - Meeting report with BAT, October 8 2019[5] Lettre de Philip Morris Internation à la DG Santé de la Commission, 26 avril 2019[6] Génération Sans Tabac, Une plainte met en lumière le rôle de Philip Morris dans le commerce illicite, 4 janvier 2021, consulté le 10 mars 2021[7] Génération Sans Tabac, Union européenne : l’enjeu du commerce illicite du tabac, 18 décembre 2020, consulté le 10 mars 2021[8] Génération Sans Tabac, L’industrie du tabac aux manettes du commerce illégal de ses propres produits : une enquête menée par l’OCCRP, 9 avril 2020, consulté le 10 mars 2021[9] Génération Sans Tabac, Afrique : la contrebande de Philip Morris finance les organisations terroristes, 3 mars 2021 consulté le 10 mars 2021[10] Lettre de l’ESTA au Vice-Président de la Commission Européenne, 10 mai 2019[11] Compte-rendu de réunion entre JTI et des représentants de la DG Trade, 23 mai 2019[12] DG TAXUD - Meeting report with BAT, October 8 2019[13] Demande de rendez-vous, FIVAPE, 19 décembre 2019[14] Mail - Exchange of views on EU SME Strategy and other Future EU proposals, 11 décembre 2019Comité National Contre le Tabagisme |

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