Une plainte met en lumière le rôle de Philip Morris dans le commerce illicite

Sommaire

Des actions constantes pour garder la main sur le contrôle du système d’approvisionnement

Des rapports d’information téléguidés au service du cigarettier

L’adoption du Protocole : une menace pour le cigarettier

 

Pour lire la plainte de Raoul Setrouk and MSINTELLIGENCE Msi Market Survey Intelligence Sarl vs Philip Morris International Inc. (en anglais)

 

Raoul Setrouk, ancien consultant de Philip Morris International (PMI) a déposé une plainte le 2 novembre 2020[1] devant le tribunal de New-York à l’encontre de la compagnie. Il accuse le géant suisse du tabac de concurrence déloyale, d’appropriation illicite et d’enrichissement injustifié. La compagnie de tabac se serait appropriée une méthodologie controversée inventée par M. Setrouk, utilisée pour mesurer les flux mondiaux de cigarettes de contrebande[2]. L’affaire rappelle le rôle du cigarettier dans la manipulation des données sur le commerce illicite et dans l’organisation même de la contrebande.

Des actions constantes pour garder la main sur le contrôle du système d’approvisionnement

La plupart des données de l’industrie du tabac sur les produits illicites proviennent des enquêtes sur les emballages vides réalisées par les fabricants (empty pack surveys). Il s’agit d’un système de collecte de paquets de cigarettes jetés dans les rues visant à déterminer leur origine et authenticité. Ce procédé consiste principalement à mesurer la présence et la part de marché des produits du tabac non-taxés dans une zone définie. Selon la plainte déposée par M. Setrouk, peu de temps après le développement par sa société MSIntelligence travaillant alors pour PMI, la compagnie se serait l’appropriée le recueil et le traitement des données dans le but « d’arranger » les résultats à son propre avantage.

L’intérêt de l’industrie du tabac est d’exagérer[3][4] les niveaux de tabac illicite[5] et plus spécialement l’importance du problème de la contrefaçon pour deux raisons principales. Premièrement, l’industrie du tabac utilise l’argument du commerce illicite pour contrer nombre de mesures de lutte antitabac, notamment la hausse des taxes et le paquet neutre. Deuxièmement, l’accord sur la contrebande de cigarettes conclu entre PMI et la Commission européenne[6] en 2004[7], similaire aux accords conclus avec les autres sociétés transnationales de tabac, oblige PMI à effectuer des paiements (appelés « paiements supplémentaires ») en cas de saisies importantes de ses propres produits de contrebande. Ces sanctions ne s’appliquent pas lorsqu’il s’agit de saisie de produits contrefaits.

Des rapports d’information téléguidés au service de Philip Morris

Depuis 2005, KPMG[8], un cabinet diligenté par Philip Morris, produit des rapports sur l’ampleur du commerce illicite des produits du tabac[9] dans l’Union européenne (UE) et en Australie. Une importante communication est déployée lors de la publication de ceux-ci. Ces derniers sont abondamment relayés dans les médias et cités à l’encontre des politiques publiques de lutte contre le tabagisme. Ils sont également présentés comme des objections à l’introduction de l’emballage neutre.

KPMG[10] est ainsi financé par le cigarettier pour rédiger un rapport présenté pourtant comme «indépendant ». La méthodologie utilisée par le cabinet KPMG a fait l’objet d’une évaluation par des scientifiques lesquels ont pointé son opacité et ses faiblesses majeures[11].

En 2014, des chercheurs de l’Université de Bath avaient ainsi conclu que les rapports KPMG étaient trompeurs[12], « servant les intérêts de PMI par rapport à ceux de l’UE et de ses États membres. » Ils ont montré comment le rapport surestimait la prévalence de la contrebande de cigarettes et s’appuyait trop sur leurs propres enquêtes de « ramassage de paquets vides » qui n’ont pas été vérifiées de manière indépendante. En réalité, le rapport de KPMG permet d’entretenir l’idée d’un commerce illicite majeur avec des chiffres sans cesse en hausse. En outre en avançant des données sans cesse croissantes de produits contrefaits, cette présentation vise à faire oublier le rôle de l’industrie dans les marchés parallèles[13]. La réalisation d’enquêtes sur les marchés parallèles imposée par les autorités européennes, confiée cependant aux fabricants, a été finalement instrumentalisée par ceux-ci. PMI a ainsi transformé l’outil « Empty Pack Survey » en un moyen de servir les propres objectifs de l’entreprise, et l’utiliser comme un instrument politique[14].

Selon la plainte déposée par M. Setrouk, en 2019, il est fait mention d’un trafic de cigarettes de la marque Marlboro. Il s’agit de la marque emblématique du fabricant et ce trafic aurait été organisé par le cigarettier en provenance de l’Algérie et à destination du marché français. Il aurait représenté un pourcentage non négligeable de ce marché et un manque à gagner fiscal associé. Ces éléments ne figurent dans aucun des rapports de KPMG.  Ces faits suggèrent fortement que PMI aurait intentionnellement et activement inondé le marché algérien de cigarettes à bas prix, sachant qu’un flux régulier de ces cigarettes serait revendu en France.

L’adoption du Protocole : une menace pour le cigarettier

En réponse au problème du commerce illicite qui sape les efforts de lutte contre le tabagisme, a été élaboré le Protocole de lutte contre le commerce illicite des produits du tabac. Il est le premier instrument juridiquement contraignant, adopté dans le cadre de la Convention Cadre de l’OMS pour la Lutte Antitabac, CCLAT. Il a été adopté à la 5e Conférence des Parties (COP5) en novembre 2012 et est entré en vigueur le 25 septembre 2018[15][16]. Le Protocole sur le commerce illicite se concentre particulièrement sur la sécurisation de la chaîne d’approvisionnement des produits du tabac et inclut un système mondial de suivi et de traçabilité pour réduire la contrebande de tabac. Le principe d’un système de suivi et de traçabilité est de tracer le produit du tabac du stade de la fabrication jusqu’à la vente au détail et de le suivre tout au long de sa chaîne de distribution. S’il sort à un moment du marché légal, il devient possible d’identifier à quel moment. Compte tenu de l’implication historique de l’industrie du tabac dans la contrebande de tabac[17][18][19], il est exigé que le système de suivi et de traçabilité ne soit pas confié ou délégué à l’industrie du tabac, directement ou indirectement.

L’existence même de ce protocole et son application constitue une menace pour les intérêts des cigarettiers.

Aussi ces derniers ont d’emblée essayé de saper les dispositions mêmes du protocole. Selon une étude de 2018 du Tobacco Control Research Group de l’Université de Bath, les chercheurs ont décrit les tentatives de l’industrie du tabac d’interférer dans la mise en œuvre même du Protocole[20]. Pour y parvenir, le cigarettier s’est entendu avec les autres multinationales du tabac pour avoir recours à des groupes de façade, qui font la promotion du système du cigarettier. Ces tierces parties s’affirment indépendantes du cigarettier mais ne le sont pas dans les faits. Or confier la lutte contre le commerce illicite à l’industrie du tabac pose un grave problème. Il conduit à une absence de maîtrise des données par les autorités publiques et à une manipulation possible de ces données dans le seul intérêt des cigarettiers.

©Génération Sans Tabac


[1] Aisha Kohoe Down, Complaint: Philip Morris Smuggled Smokes, Distorted Data, OCCRP, 17 novembre 2020, consulté le 25 novembre 2020

[2] Le groupe Philip Morris accusé de favoriser la contrefaçon de cigarette, Gotham City, 11 novembre, consulté le 25 novembre 2020

[3] Philip Morris International. Philip Morris International: New study finds EU black market for cigarettes reaches record high; Member State tax loss an estimated €12.5 billion. 17 avril 2013, consulté le 25 octobre 2020

[4] Philip Morris International. KPMG Sun Report: One in Ten Cigarettes Consumed in the EU in 2012 Were Illegal; Dramatic Rise in Consumption of ‘Illicit Whites’

[5] Joossens L, Raw M Cigarette smuggling in Europe: who really benefits? Tobacco Control 1998;7:66-71.

[6] La Commission européenne et Philip Morris International signent un accord d’une durée de 12 ans pour lutter contre la contrebande et la contrefaçon de cigarettes, Commission Européenne, juillet 2004

[7] Joossens L, Gilmore AB, Stoklosa M , et al . Assessment of the European Union’s illicit trade agreements with the four major Transnational Tobacco Companies. Tob Control 2016;25:254–60. doi:10.1136/tobaccocontrol-2014-052218

[8] KPMG, Tobacco Tactics – Université de Bath, dernière mise à jour le 26 octobre 2020, consulté le 25 novembre 2020

[9] CNCT, Rapport KPMG sur le commerce illicite du tabac : des données fantaisistes au service de Philip Morris, 4 juillet 2017, consulté le 25 novembre 2020

[10] Ibid

[11] Gilmore AB, Rowell A, Gallus S, Lugo A, Joossens L, Sims M. Towards a greater understanding of the illicit tobacco trade in Europe: a review of the PMI funded ‘Project Star’ report. Tob Control. 2014 May;23(e1):e51-61. doi: 10.1136/tobaccocontrol-2013-051240. Epub 2013 Dec 11. PMID: 24335339; PMCID: PMC4078702.

[12] Gilmore AB, Rowell A, Gallus S, et al Towards a greater understanding of the illicit tobacco trade in Europe: a review of the PMI funded ‘Project Star’ report Tobacco Control 2014;23:e51-e61.

[13] CNCT, Etude KPMG, intox de première de Philip Morris et consorts, 6 juin 2016, consulté le 25 novembre 2020

[14] Communiqué de presse, Study finds ‘serious flaws’ in EU report on illicit tobacco, Université de Bath, 22 janvier 2014, consulté le 25 novembre 2020

[15] Organisation Mondiale de la Santé, Protocole pour éliminer le commerce illicite des produits du tabac

[16] CNCT, Entrée en vigueur du protocole de lutte contre le commerce illicite des produits du tabac, 25 septembre 2018, consulté le 25 novembre 2020

[17] Gilmore AB, Gallagher AWA, Rowell A. Tobacco industry’s elaborate attempts to control a global track and trace system and fundamentally undermine the Illicit Trade Protocol. Tobacco Control. 2019 Mar;28(2):127-140. DOI: 10.1136/tobaccocontrol-2017-054191.

[18] Collin J , Legresley E , MacKenzie R , et al. Complicity in contraband: British American Tobacco and cigarette smuggling in Asia. Tob Control 2004;13:ii104–11. doi:10.1136/tc.2004.009357

[19]  Joossens L,Raw M . From cigarette smuggling to illicit tobacco trade. Tob Control 2012;21:230–4. doi:10.1136/tobaccocontrol-2011-050205

[20] Ibid

Comité National Contre le Tabagisme |

Publié le 4 janvier 2021