L’industrie du tabac mise sur la présidence tchèque de l’UE pour imposer sa vision de la réduction des risques
1 juillet 2022
Par: Comité national contre le tabagisme
Dernière mise à jour : 6 août 2024
Temps de lecture : 12 minutes
Avant la révision de la directive européenne sur les produits du tabac, un think tank tchèque propose de déconstruire la politique actuelle de lutte contre le tabagisme en Europe afin de mieux promouvoir les nouveaux produits de l’industrie du tabac.
Une révision de la directive européenne sur les produits du tabac (TPD2) doit prochainement être engagée. C’est le moment opportunément choisi par un think tank tchèque pour publier un rapport sur la « nouvelle approche de la législation sur le tabac », qui souhaite placer la politique de réduction des risques au cœur des politiques publiques européennes[1]. Un discours et des méthodes qui rappellent fortement ceux de l’industrie du tabac.
Une opposition critique aux politiques publiques de santé
Le rapport du think tank en question, le Center for Economic and Market Analyses (CETA), dénonce tout d’abord la politique de lutte contre le tabagisme déployée dans l’Union Européenne (UE) comme « inefficace et dangereuse ». Il s’oppose aussi aux orientations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et de sa Convention-cadre pour la lutte antitabac (CCLAT).
Le principe d’une forte taxation des produits du tabac et de la nicotine, largement reconnu en tant que l’une des mesures les plus efficaces et la plus rentable pour réduire la prévalence tabagique[2], est ainsi vigoureusement combattu. Les mesures de protection des mineurs et des non-fumeurs sont quant à elles considérées comme une forme de prohibition, une rhétorique généralement utilisée par les acteurs proches de l’industrie du tabac. Très installée en Europe, la politique devant conduire en 2040 à une Génération sans tabac, soit moins de 5 % de fumeurs, est jugée « irréaliste ». Les propositions du Plan européen pour vaincre le cancer sont également décriées comme inappropriées, puisqu’elles appellent à une Génération sans tabac pour 2040, et qu’elles préconisent la généralisation des paquets neutres, l’interdiction de tous les arômes, l’extension aux nouveaux produits de la fiscalité sur le tabac et la lutte contre la publicité et la promotion de tous les produits du tabac et de la nicotine[3].
Les arguments et les preuves scientifiques habituellement reconnus sont écartés, au profit d’une autre science, présentée comme plus rigoureuse et qui se trouve surtout plus indulgente avec les nouveaux produits du tabac et de la nicotine. De même, les études retenues comme « fiables » sont avant tout celles qui cautionnent la notion de réduction des risques et le recours aux nouveaux produits du tabac et de la nicotine. Dans les études retenues, les propos d’« experts » se substituent fréquemment à la preuve scientifique, mais les opinions peu favorables aux cigarettes électroniques sont déconsidérées. Un avis largement reconnu, tel celui du Comité SCHEER sur la cigarette électronique[4], est ainsi particulièrement critiqué par le rapport du CETA.
Production d’un index discutable
La référence de ce rapport est l’Index de la réduction des risques, mis au point par le CETA sur des critères qualitatifs et quantitatifs, qui classe sept pays d’Europe centrale en fonction des mesures antitabac qu’ils ont prises, notamment en termes de taxes, et de la percée des nouveaux produits du tabac et de la nicotine dans chacun d’entre eux. Le choix des indicateurs étant rarement neutre, le CETA préfère par exemple se baser sur le nombre de cigarettes vendues, ce qui limite les possibilités de comparaison, plutôt que sur le taux de prévalence tabagique, la référence la plus largement utilisée. Dans ce classement, l’Autriche est placée première, en raison d’un fort développement des produits de vapotage, du prix abordable des produits du tabac, du maintien des arômes pour tous les produits non fumés et d’une interdiction tardive des zones fumeurs dans les bars et restaurants. La République tchèque apparaît, quant à elle, deuxième dans ce classement et est présentée comme un « modèle ». La Suède se situe en troisième position, notamment pour la large partie de sa population adepte des snus, ces sachets de tabac oraux qui se logent entre la lèvre et la gencive.
Le « modèle tchèque » en question
Avec une prévalence tabagique de 28,5 % en 2018, dont 21,1 % de fumeurs quotidiens, la République tchèque peut intéresser l’industrie du tabac à plus d’un titre. Ce pays s’est prononcé en faveur de la réduction des risques dès 2018, en valorisant d’emblée les produits de tabac chauffé et en leur accordant une faible taxation. L’interdiction du tabac dans les lieux publics fut instaurée seulement en 2017[5]. L’usage des cigarettes électroniques est encore autorisé dans tous les lieux publics. Il s’agit par ailleurs de l’un des pays d’Europe où la taxation du tabac est la plus faible, malgré de récentes augmentations. Le taux de taxation du tabac chauffé est le moins élevé d’Europe (23 %), et il n’existe pas de droits d’accises sur les cigarettes électroniques. Une faille juridique sur les produits de la nicotine dépourvus de tabac rend possible leur vente aux mineurs. La promotion de ces produits de la nicotine est en principe interdite, ce qui n’empêche apparemment pas les industriels d’organiser des opérations de distribution gratuite de pouches[6] dans l’espace public, au risque d’en proposer à des mineurs[7].
On peut supposer que, parmi les raisons qui retiennent l’attention des industriels, figure en bonne place le fait que la République tchèque prenne la présidence de l’UE à partir du 1er juillet prochain et pour une période de six mois. Comme le rapport du CETA l’y invite fortement, cette présidence permettra à la République tchèque de donner des orientations à la politique européenne, ce qui semble particulièrement intéresser les industriels du tabac en vue de la prochaine négociation de la directive TPD3 sur les produits du tabac et de la nicotine.
Bien qu’il ne soit pas intégré dans son Index, le cas du Royaume-Uni est amplement mis en avant par le CETA pour l’intégration des cigarettes électroniques dans sa politique antitabac, mais en passant sous silence les autres dispositions mises en place par ce pays au cours des deux dernières décennies : augmentation drastique du prix des produits du tabac via une politique fiscale forte, sévère restrictions encadrant le commerce de ces produits – dont l’instauration du paquet neutre –, interdictions complètes de fumer dans l’ensemble des lieux à usage collectif, mise en place de mesures de protection des politiques publiques à l’égard du lobby tabac, accompagnement renforcé des populations vers le sevrage tabagique, etc.
Des propositions similaires à celles de l’industrie du tabac
Parmi les propositions avancées, l’une des plus troublantes est d’opposer l’arrêt du tabac à la réduction des risques. Plusieurs travaux ont pourtant souligné que la réduction des risques en tabacologie commence par l’arrêt de la consommation de tabac, qu’il soit ou non appuyé par divers supports nicotiniques. La consommation duelle de tabac fumé et de cigarette électronique a notamment été pointée comme au moins aussi toxique que celle du tabac consommé seul, les bénéfices pour la santé ne s’observant qu’à l’arrêt complet du tabac[8]. Pour le CETA, l’arrêt du tabac n’est jamais une option envisageable et est disqualifié en tant que « projet chimérique », alors que des centaines de milliers de fumeurs parviennent tout de même à s’extraire chaque année du tabagisme. Pour le CETA comme dans les discours de l’industrie du tabac, la seule « alternative » imaginable pour les fumeurs serait de passer de la cigarette fumée à d’autres produits supposés moins nocifs, sans nuire aux marges bénéficiaires des fabricants.
Par ailleurs, le rapport du CETA insiste particulièrement sur son souhait de libéraliser la publicité pour les produits du tabac et de la nicotine. A l’instar de l’industrie du tabac, le rapport du CETA induit une confusion entre information et publicité, avec pour objectif d’ouvrir en grand la vanne publicitaire afin de promouvoir pleinement les produits mis sur le marché par les industriels. Le CETA réclame également une campagne d’information du grand public sur les nouveaux produits du tabac et de la nicotine, qui complèterait, à l’aide de fonds publics, l’effort publicitaire privé. A l’inverse, l’alignement de la législation des produits de la nicotine sur celle des produits du tabac permet, en partie, de limiter l’accès à ces produits addictogènes.
L’une des autres préconisations majeures du rapport du CETA est la désindexation des taxes portant sur les nouveaux produits du tabac et de la nicotine, de celles des taxes portant sur les autres produits du tabac. Cette démarcation entre produits du tabac et nouveaux produits du tabac et de la nicotine s’appuie également sur une distinction sur le plan du droit à la publicité, mais aussi sur ceux des emballages, des avertissements sanitaires et des arômes. La question des arômes est ici fondamentale, en ce qu’elle constitue un vecteur commercial manifeste pour tous les nouveaux produits du tabac et de la nicotine, qui utilisent tout spécialement les arômes fruités et sucrés pour capter les jeunes et les mineurs non-fumeurs[9]. L’interdiction des arômes menthol pour les produits du tabac, prononcée dans l’UE en mai 2020, fait pour le CETA figure de repoussoir, surtout si elle venait à être étendue à tous les nouveaux produits du tabac et de la nicotine.
Un think tank apparemment lié à l’industrie du tabac
Le rapport du CETA ne fait aucune mention de ses commanditaires. Le directeur du CETA, Jiri Schwarz, est cependant membre du conseil scientifique de l’Institut de Recherches Economiques et Fiscales (IREF)[10], un think tank parisien lié à Philip Morris France (PMF). L’IREF avait publié en mars 2021 un document financé par PMF invitant à « Repenser la fiscalité des nouveaux produits du tabac et de la nicotine », dans une démarche très similaire de remise en cause des principes de la lutte contre le tabagisme, en particulier de l’augmentation des taxes sur les produits du tabac et de la nicotine. Cette proximité entre les deux think tanks semble indiquer que c’est bien l’industrie du tabac qui est à la manœuvre dans la démarche du CETA, ce que confirme la forte convergence entre les arguments utilisés.
Aleš Rod, l’un des auteurs du rapport, est également membre du comité consultatif pour le gouvernement tchèque. Sa présence dans ce comité consultatif n’est probablement pas étrangère au parti-pris du gouvernement tchèque en faveur de la réduction des risques, et plus spécialement du tabac chauffé. Les produits de tabac chauffé restent en effet le champ d’action par excellence de l’industrie du tabac, sur les plans des taxes, des arômes ou des emballages. L’amalgame entre cigarette électronique et tabac chauffé est systématiquement entretenu par cette industrie, qui tire des produits de tabac chauffé ses meilleurs marges bénéficiaires et s’évertue en conséquence à maintenir les taux d’imposition les plus bas possibles sur ces produits. D’où découle sa revendication d’une dissociation nette entre les taxes applicables aux produits du tabac et celles relatives aux produits de tabac chauffé.
Le rapport du CETA apparaît au final comme une tentative de pression en faveur des nouveaux produits que l’industrie du tabac cherche à imposer. Elle montre une nouvelle fois la nécessité d’une recherche indépendante de l’industrie pour évaluer correctement la toxicité des différents produits mis sur le marché, tout comme celle de protéger les politiques publiques de l’influence de l’industrie du tabac et de ses groupes de façade (art. 5.3 de la Convention-cadre pour la lutte antitabac). Les vives réactions orchestrées par l’industrie du tabac sur les orientations de l’OMS en matière de tabac et de vapotage constituent en général un bon indicateur de la pertinence de celles-ci.
Mots-clés : République tchèque, CETA, Union Européenne, cigarette électronique, tabac chauffé, réduction des risques, lobby
MF
[1] A new approach towards tobacco legislation: the case for harm reduction in CEE and the EU, CETA, juin 2022. [2] Tobacco Control in Practice, Case studies of implementation of the WHO Framework Convention on Tobacco Control in the WHO European Region, Article 6: Price and tax measures to reduce the demand for tobacco [3] Le Parlement européen s’engage pour une génération sans tabac en Europe d’ici 2040, Génération Sans Tabac, publié le 18 février 2022, consulté le 21 juin 2022. [4] Scientific Committee on Health, Environmental and Emerging Risks (SCHEER), Opinion on electronic cigarettes. Publié le 16 avril 2021, consulté le 21 juin 2022. [5] Czech Republic Enforces Smoking Ban After Years of Debate, VOA, publié le 31 mai 2017, consulté le 21 juin 2022. [6] Pochettes contenant une poudre de nicotine et se plaçant entre la gencive et la lèvre, sur le modèle des « snus » suédois (sachets de tabac). [7] Raimbault A, Les sachets de nicotine, une tendance addictive mais légale chez les ados tchèques, Radio Prague International, publié le 20 juin 2022, consulté le 21 juin 2022. [8] Berlowitz, J.B., et al. (2022) E-cigarette Use and Risk of Cardiovascular Disease: A Longitudinal Analysis of the PATH Study, 2013-2019. Circulation (2022);145:1557–1559.. doi.org/10.1161/CIRCULATIONAHA.121.057369. [9] La Federal Trade Commission alerte sur les arômes et la concentration de nicotine des produits du vapotage, Génération Sans Tabac, publié le 23 mars 2022, consulté le 22 juin 2022. [10] Our people, site du CETA. Comité national contre le tabagisme |