Prix du tabac : le lobby de l’industrie mène l’offensive en France

Le 17 mars 2021, l’Institut de recherches économiques et fiscales (IREF, ou l’Institut), un think tank néolibéral, publie une étude financée par Philip Morris France intitulée « Repenser la fiscalité des nouveaux produits du tabac et de la nicotine pour lutter contre le tabagisme ». Cette publication, relayée par les Échos sans mention de son financeur, bien que présentée comme représentant « le point de vue indépendant du think tank », se révèle être un plaidoyer en faveur d’un changement de paradigme sur la taxation des produits du tabac et de la nicotine, qui s’inscrit dans le contexte d’une offensive concertée de la part de l’industrie du tabac en matière de réglementation fiscale.

L’IREF : un think tank aux airs de groupe de façade

L’IREF se présente comme un think tank – ou cercle de réflexion – européen d’obédience libérale. Créé en 2002, il se positionne selon ses propres mots comme étant « pour la liberté économique et la concurrence fiscale »[1]. L’Institut, se voulant « indépendant de tout parti ou organisation politique », cherche à influencer le débat public, notamment sur les questions économiques et fiscales. Il s’inscrit dans la veine des organisations néolibérales, œuvrant en faveur du monde de l’entreprise, d’une réduction drastique de l’intervention de l’État et d’un allègement fiscal général. Sur son site internet, le think tank formule dix propositions de réforme, parmi lesquelles on retrouve la suppression du statut de la fonction publique, la privatisation des HLM, l’ouverture de l’assurance santé et de l’assurance chômage à la concurrence, ou encore la suppression des subventions publiques aux syndicats.

Il est aujourd’hui présidé par Philippe Delsol, avocat fiscaliste dans la société Delsol Avocats, qui, selon Wikilibéral « assure le conseil et le suivi de nombreux Français souhaitant transférer leur domicile à l’étranger »[2]. En 2019, Philippe Delsol a publié son dernier livre, Éloge de l’inégalité.

Un organisme aux financements opaques 

Alors que l’Institut ambitionne d’influencer le débat et la décision publique, aucune information n’est donnée par celui-ci sur la question de son financement, exclusivement privé. Dans leur dernière édition de 2017, l’Observatoire européen des think tanks évalue les cercles de réflexion français en fonction de plusieurs critères, comme la gouvernance ou la transparence. Pour ce dernier critère, l’IREF figure au dernier rang des 53 think tanks, avec la plus faible notation pouvant être attribuée[3].

L’opacité d’un think tank sur son financement est particulièrement problématique, puisqu’elle empêche d’identifier les possibles liens et conflits d’intérêt auxquels celui-ci peut être confronté, et met en doute l’indépendance de ses publications, pouvant être soumises à des intérêts corporatistes. En d’autres termes, il est admis que le niveau de transparence d’un think tank est un bon indicateur de  son niveau réel d’indépendance[4].

Un positionnement pro-industrie du tabac

Sur la question du tabac, l’Institut a publié plusieurs articles, tous consacrés à la question des hausses de taxes. Sans grande surprise, le think tank ultralibéral s’oppose vigoureusement aux politiques fiscales en matière de santé publique, en reprenant les principaux arguments mobilisés par l’industrie du tabac elle-même. Ainsi, selon l’IREF, les hausses de taxes s’inscriraient dans une logique « paternaliste », dont les effets seraient « contreproductifs »[5], puisqu’elles auraient pour unique conséquence de doper le commerce illicite. Ainsi, au lieu de faire diminuer la consommation de tabac, les hausses de prix se traduiraient par une baisse des rentrées fiscales.

Qui est l’auteur de l’étude ?

L’étude en question a été écrite par Patrick Coquart, qui se présente comme un « expert en ressources humaines et en management »[6]. Diplômé d’un Master en Politiques sociales, il ne dispose pas d’expertise particulière en matière de tabac ou de fiscalité, et n’a, à notre connaissance, aucune précédente publication à son actif sur la question du tabac. Collaborateur régulier du journal libéral Contrepoints, Patrick Coquart se positionne davantage comme un « consultant en management, ressources humaines, relations sociales et communication »[7], mais également comme un porte-plume pour « des organisations, des entreprises, des individus pour les aider à produire des contenus éditoriaux originaux ».  Sur son blog, Patrick Coquart se livre à des analyses très personnelles sur l’actualité, comparant les propositions écologiques du quinquennat Macron aux totalitarismes nazi et soviétique[8], et l’Impôt sur la fortune immobilière (IFI) à un « massacre des propriétaires », et une « spoliation digne de l’URSS »[9].  Enfin, Patrick Coquart est également « chercheur associé » pour l’Institut Molinari, think tank identifié par GST comme un groupe de façade dédié à la défense et la promotion d’intérêts d’industries controversées, comme l’industrie du tabac ou celle des hydrocarbures.

 

Que dit l’étude ?

Alors que cette étude a été « réalisée grâce au financement de Philip Morris France », la mention de la participation du cigarettier à l’élaboration de celle-ci n’apparaît qu’à la fin du document, et n’est pas indiquée dans le journal des Echos, qui en a pourtant relayé les principales conclusions.

Selon l’auteur de l’étude, les politiques de santé publique, notamment à travers les hausses de taxes appliquées ces deux dernières décennies, ont une efficacité limitée, comme le démontreraient les prétendus mauvais chiffres de la consommation de tabac en France. L’étude avance la nécessité de baser les politiques publiques sur la « réduction des risques », davantage que sur « l’interdiction, la taxation et la culpabilisation des consommateurs ». Ainsi, cette réduction des risques serait incarnée par les nouveaux produits du tabac et de la nicotine, certifiés par le consultant en management comme un moyen efficace de lutter contre le tabagisme.

De ce fait, compte tenu de leur moindre nocivité supposée, Patrick Coquart plaide en faveur d’une fiscalité préférentielle pour les nouveaux produits du tabac et de la nicotine, afin d’encourager un transfert de consommation vers ces nouveaux dispositifs, à l’image des politiques de taxation françaises destinées à favoriser le développement des voitures électriques. Par ailleurs, l’étude souligne la nécessité de la mise en place d’un « comité scientifique indépendant », visant à évaluer la nocivité et les « bénéfices » des produits du tabac et de la nicotine, en leur attribuant un « Noci-score », à l’image du Nutri-score de l’agroalimentaire. L’évaluation des niveaux de nocivité des produits vise ensuite servir à déterminer les niveaux de fiscalité. Ce comité scientifique indépendant ne doit cependant pas être uniquement composé de médecins et des organismes de contrôle de tabac, mais devrait inclure « un maximum […] de points de vue », y compris les buralistes, ou les « experts des industriels du tabac » (sic). Enfin, l’IREF propose de bloquer toute hausse de taxation et tout changement de réglementation pour les cinq prochaines années. Sans surprise, cette suggestion est officiellement motivée par la nécessité de préserver le pouvoir d’achat des plus pauvres, ou encore de lutter contre le commerce illicite.

 

Analyse de l’étude

Ce document, s’appuyant sur des postulats inexacts, multipliant les approximations, les erreurs d’interprétation et les contre-vérités, relève davantage du registre propagandiste que de celui de l’étude scientifique, comme on peut le constater en analysant ses principaux points.

 I. Les hausses de taxes sont-elles inefficaces ?

Une grande partie du raisonnement du think tank repose sur le postulat que les politiques de santé publiques, incarnées par les hausses de taxes sur le tabac, sont inefficaces. En réalité, l’ensemble de la recherche scientifique indépendante s’accorde à dire que les hausses de taxes demeurent le levier le plus puissant pour réduire la consommation tabagique d’une population[10]. Pour être efficaces, ces hausses doivent être significatives, répétées et sans interruption, et accompagnées de mesures complémentaires, notamment d’aide au sevrage (remboursement des soins, des patchs nicotiniques, campagnes de sensibilisation, etc.). Le think tank illustre par ailleurs l’inefficacité des hausses de taxes par la hausse de la prévalence tabagique observée en France entre 2005 et 2010, alors que cette période s’est précisément caractérisée par un gel fiscal sur les produits du tabac. La mise en place de la campagne de taxation en France a permis de réduire la prévalence tabagique de 5,4 points entre 2016 et 2019, passant de 29,4% à 24%[11].

 

II. Les hausses de taxes engendrent-elles le commerce illicite ? 

À de nombreuses reprises, l’étude pointe le caractère supposément contre-productif des hausses de taxes, accusées de favoriser le commerce illicite, et en particulier, la contrefaçon. Pour l’auteur, l’application d’une forte fiscalité tend même à favoriser l’insécurité, la criminalité et le terrorisme. Ces arguments n’ont aucune validité scientifique, dans la mesure où les études ne montrent aucune corrélation entre les niveaux de taxation et les niveaux de commerce illicite[12][13]. Par ailleurs, l’étude, financée par Philip Morris France, omet de mentionner que l’industrie du tabac est encore aujourd’hui massivement impliquée dans l’organisation et la facilitation du commerce illicite mondial[14]. De nombreuses preuves accumulées démontrent que la contrebande organisée par les cigarettiers profite à de nombreuses organisations criminelles et terroristes, et contribue à la déstabilisation de régions entières, comme en Afrique de l’Ouest[15]. Les niveaux de commerce illicite sont par ailleurs largement surestimés par l’industrie du tabac pour dissuader les décideurs politiques d’augmenter les taxes. En France, le commerce illicite est estimé à hauteur de 6% du marché national[16], tandis que les niveaux de contrefaçon sont résiduels (0,2%), selon la propre étude quantitative interne menée par le cigarettier Imperial Brands[17].

 

III. Les hausses de taxes pénalisent-elles les plus pauvres ?

Pour l’auteur de cette étude, les hausses de taxes seraient régressives et pénaliseraient surtout les plus pauvres. Encore une fois, les études scientifiques démontrent le contraire. Les hausses de taxes sont en effet d’autant plus efficaces à faire réduire la prévalence tabagique des jeunes et des catégories populaires, plus sensibles à l’argument du prix. Alors que les populations précaires sont les premières victimes du tabagisme, les hausses de taxes contribuent ainsi à réparer une inégalité sociale en santé publique.

 

IV. Cigarettes électroniques et tabac chauffé : des outils de réduction des risques ?

Si l’auteur de cette étude établit une distinction entre les nouveaux produits de la nicotine (cigarettes électroniques) et les nouveaux produits du tabac (tabac chauffé), elle ne fait pas de différence entre ces deux types de produits, qui sont présentés comme des outils de réduction des risques.

La cigarette électronique : focus

D’un point de vue de la santé publique, il est cependant impératif traiter ces deux types de produits séparément. Les cigarettes électroniques ne sont pas des innovations initialement portées par l’industrie du tabac. Si les effets de leur consommation à long terme demeurent incertains, les cigarettes électroniques apparaissent effectivement moins nocives que les cigarettes manufacturées sur le court terme. Par ailleurs, l’efficacité du recours à la cigarette électronique pour arrêter de fumer sur le long terme reste incertaine et à conforter par des études scientifiques prospectives bien conduites. Toutefois, l’industrie du tabac, à travers des investissements massifs, cherche à prendre le contrôle de ce marché relativement récent, et déploie des stratégies marketing de grande ampleur visant à cibler les jeunes générations, et à initier ces dernières à la consommation, et donc à perpétuer l’addiction nicotinique, clef de voûte de la survie économique des cigarettiers.

Le tabac chauffé : focus

Le tabac chauffé, en revanche, est une innovation portée par l’industrie du tabac. Contrairement à ce que l’étude et les fabricants avancent, aucune étude indépendante n’est parvenue à démontrer que la consommation de tabac chauffé était corrélée à une réduction des risques pour le fumeur[18]. Certaines particules toxiques sont effectivement trouvées à des niveaux moindres dans l’aérosol du tabac chauffé que dans la fumée de cigarette manufacturée. En revanche, pour d’autres particules toxiques ou potentiellement toxiques, les niveaux sont supérieurs.  Selon les études indépendantes, il est probable que la consommation de tabac chauffé puisse causer des maladies que la consommation de cigarettes classiques ne provoque pas. Dans tous les cas, il est établi que le tabac chauffé est « considérablement plus nocif que la cigarette électronique »[19].  En définitive, sa consommation s’accompagne d’un risque modifié, et non d’un risque réduit[20].  De cette façon, la promotion du tabac chauffé est incompatible avec la santé publique. Par ailleurs, le tabac chauffé, conçu pour délivrer un niveau nicotinique équivalent à celui d’une cigarette classique, ne peut être appréhendé comme un outil de sevrage. Les études montrent d’ailleurs que la consommation de tabac chauffé se superpose à celle de la cigarette manufacturée (chez 69% des consommateurs). Enfin, le tabac chauffé serait davantage une porte d’entrée dans le tabagisme (20%), qu’une porte de sortie (11%). Au total jusqu’à 45% des consommateurs de tabac chauffé seraient non-fumeurs[21].

 

V. La fiscalité des nouveaux produits du tabac : un enjeu de survie pour les fabricants 

L’argument de la réduction des risques est instrumentalisé par l’industrie du tabac pour chercher à obtenir une fiscalité avantageuse pour le tabac chauffé. Pourtant, celui-ci, classé dans la catégorie fiscale des « autres produits du tabac à fumer », bénéficie déjà de grands avantages, injustifiés en matière de taxation, comparé aux cigarettes manufacturées.

Au 1er janvier 2021, un paquet de 20 Marlboros coûte 10,50 euros au détail. En déduisant les différentes taxes (droits de consommation et TVA), ainsi que la remise brute destinée au buraliste, ce paquet rapporte à son fabricant 0,67 euro[22]. Si l’on prend un paquet de 20 mini-cigarettes Heets, fabriquées par PMI et destinées au tabac chauffer, son prix au détail à la même date s’élève à 7,50 euros. En déduisant ces mêmes taxes et la part attribuée au débitant de tabac, chaque paquet de Heets rapporte au fabriquant 1,49 euro. Ainsi, alors qu’un paquet de Heets est 29% moins cher qu’un paquet de Marlboros, sa marge bénéficiaire lui est pourtant supérieure de 121%.

Ce calcul permet de comprendre l’intérêt de l’industrie du tabac à faire la promotion du tabac chauffé. S’il n’est pas un outil de réduction des risques, il revêt un potentiel de bénéfices salutaire pour les fabricants, confrontés à la diminution mondiale de la consommation de tabac à travers le monde.

 

VI. La « réduction des risques », une opération de relations publiques et une stratégie marketing

En plus de cette dimension mercantile, l’instrumentalisation de la notion de réduction des risques par l’industrie du tabac est une technique qu’elle utilise pour redorer son image et chercher à s’établir comme un acteur crédible de santé publique auprès des décideurs comme des potentiels consommateurs. Par ce biais, les cigarettiers visent à s’imposer comme un partenaire dans l’élaboration de politiques de santé publique et dans le processus de réglementation. À terme, la promotion de ces nouveaux produits a pour objectif de court-circuiter les mesures actuelles de santé publique, jugées caduques et moins efficaces que les « solutions » proposées par les cigarettiers. C’est précisément le sens de l’étude de l’IREF, qui suggère qu’une politique fiscale favorable aux produits du tabac serait plus profitable à la santé publique que les hausses de taxes sur l’ensemble des produits du tabac.

Le discours sur la santé publique se limite à une opération de relations publiques. Dans les faits, partout où ils le peuvent, les cigarettiers mettent en place des stratégies marketing agressives, destinées à faire la promotion du tabagisme, ciblant plus particulièrement les jeunes générations.

 

VII. Des propositions contraires aux engagements internationaux de la France

Pour l’auteur de l’étude, les politiques publiques doivent donc permettre des abattements fiscaux, afin de « promouvoir les produits à risques réduits », assimilés à des outils bénéfiques à la santé publique. En réalité, dans ses principes directeurs, la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac (CCLAT), ratifiée par la France en 2004, pointe la nécessité pour les différents gouvernements de « faire diminuer la consommation de produits du tabac sous toutes leurs formes », incluant de ce fait le tabac chauffé. Par ailleurs, le traité mondial de santé publique, juridiquement contraignant, souligne l’importance pour que les politiques publiques « ne soient pas influencées par les intérêts commerciaux […] de l’industrie du tabac », et d’« élaborer des politiques appropriées pour prévenir et réduire la consommation de tabac, l’addiction nicotinique et l’exposition à la fumée du tabac ». Autrement dit, la mise en place d’incitation fiscale en faveur du produit du tabac chauffé est contraire aux engagements de la France en matière de santé publique. Ces obligations reposent sur le principe de l’existence d’un « conflit fondamental et inconciliable entre les intérêts de l’industrie du tabac et ceux de la santé publique ».

 

Les propositions du think tank : analyse d’opportunité

En conclusion de cette étude, l’IREF avance plusieurs propositions, jugées par l’auteur en mesure de réduire la consommation tabagique, qu’il est intéressant d’analyser dans une perspective de santé publique :

 

PROPOSITION 1 : Une évaluation scientifique indépendante pour déterminer le risque des produits du tabac et de la nicotine, et donc leur niveau de taxation. Comme dit plus haut, le think tank propose d’associer à ce comité l’ensemble des parties prenantes, fumeurs, buralistes et « experts des industriels du tabac », afin de permettre l’expression d’un « maximum d’expertises et de points de vue ».

Analyse : Cette proposition est en contradiction avec ses objectifs officiels. Autrement dit, la présence des industriels du tabac et de leurs alliés dans ce comité serait de fait inconciliable avec sa prétention à l’indépendance. L’acception particulièrement généreuse de cette notion faite ici peut interroger les conclusions de cette étude financée par Philip Morris, mais dont le think tank assure qu’elle « représente[..] son point de vue indépendant ».

La participation de l’industrie du tabac à ce type de comités, incompatible avec les exigences de la CCLAT, a pour unique vocation de permettre aux cigarettiers d’imposer leur agenda, retarder, bloquer, ou vider de leur substances les décisions, et d’utiliser l’audience que ces comités leur confèrent pour diffuser leur désinformation. Par ailleurs, leur présence à ces comités est ensuite exploitée, notamment dans les pays en voie de développement, pour se faire valoir comme des partenaires crédibles auprès des pouvoirs publics.

 

PROPOSITION 2 : L’attribution d’un Noci-score, à l’image du Nutri-score de l’agroalimentaire, aux produits du tabac et de la nicotine, en fonction de leur dangerosité, et de leurs potentiels « bénéfices pour la santé des personnes ».

Analyse : Une telle proposition cherche à inciter les consommateurs à transférer leur consommation vers les produits du tabac et de la nicotine les moins nocifs. C’est une fausse bonne idée. A la différence de l’agro-alimentaire, il n’existe pas de produits du tabac ou de la nicotine sans danger pour la santé. Cette proposition illustre le manque de perspective de cette étude : aucun autre produit en vente libre ne possède des niveaux de dangerosité équivalents à ceux du tabac, qui nécessitent donc des mesures spécifiques et contraignantes, à l’instar des avertissements et illustrations sanitaires, du paquet neutre, ou de l’interdiction de toute forme de publicité, de promotion et de parrainage. En voulant transposer les mesures de l’agroalimentaire au tabac, on dénie à ce dernier l’ampleur inédite de son impact sur la santé publique. Or, la normalisation et la banalisation du tabagisme est un des objectifs prioritaires des cigarettiers.

 

PROPOSITION 3 : Mettre en œuvre une simplification fiscale pour l’ensemble des produits du tabac. Le think tank propose notamment de revoir les structures de taxes, en ne leur donnant que deux variables : une basée sur le poids, et une sur la dangerosité du produit. L’auteur avance également l’opportunité de préférer les taxes spécifiques aux taxes proportionnelles. Pour l’auteur de l’étude, l’application de cette nouvelle fiscalité doit se caractériser par une diminution générale des taxes sur les produits du tabac et de la nicotine, suivi d’un gel fiscal et réglementaire sur une période de cinq ans.

Analyse : Cette proposition de l’IREF est en pleine adéquation avec les intérêts économiques de l’industrie du tabac en général, et ceux de Philip Morris International en particulier. D’abord, la diminution ou le blocage des niveaux de taxes est une question prioritaire pour la pérennité des cigarettiers : chaque fois qu’un tel blocage a eu lieu dans le passé, et notamment lors du moratoire fiscal de 2005 à 2011, la baisse de la consommation provoquée par les mesures de prévention a été stoppée et la consommation des jeunes est repartie à la hausse

Par ailleurs, la demande de l’IREF de faire correspondre la fiscalité au poids plutôt qu’au nombre d’unités est une stratégie pour obtenir une fiscalité avantageuse pour le tabac chauffé. Si les mini-cigarettes sont taxées à l’unité, un paquet de 20 Heets est taxé au même niveau qu’un paquet de 20 Marlboros. En revanche, si ces mini-cigarettes sont taxées au poids, elles deviennent par conséquence moins taxées que des cigarettes classiques.

Enfin, l’IREF, en proposant de favoriser une accise spécifique, rejoint la position de Philip Morris sur la question de la structure des taxes. L’accise spécifique fonctionne comme une taxe monétaire fixe par cigarette, quel que soit le prix de base, réduisant de fait les différences de prix entre les marques, au profit des marques haut de gamme, les plus chères.

 

PROPOSITION 4 : Permettre un alignement fiscal du tabac chauffé, présenté par le think tank comme un produit moins toxique, sur celui de la cigarette électronique.

Analyse : Comme il a été démontré plus haut, aucune étude indépendante ne montre que la consommation de tabac chauffé présente moins de risques que celle de cigarettes manufacturées. En revanche, le tabac chauffé est considéré comme « considérablement plus nocif que la cigarette électronique ». De la même manière, cette proposition est contraire aux exigences de la CCLAT, ratifiée par la France.

Une taxation qui inciterait les consommateurs à basculer vers ces nouveaux produits se solderait par des pertes de recettes fiscales importantes. Si la taxation a pour but de dissuader l’entrée dans le tabagisme, elle a également pour vocation de compenser les coûts majeurs pour la collectivité que la consommation de ces produits occasionne.

 

PROPOSITION 5 : Mettre en place un système assurantiel différentiel, permettant aux compagnies d’assurances de tenir compte du statut tabagique des individus. Ainsi, les fumeurs, au profil plus risqué, verraient leurs cotisations augmenter, permettant ainsi leur « responsabilisation ».

Analyse : Cette mesure est en contradiction avec la critique de l’IREF, accusant les hausses de taxes de pénaliser les fumeurs pauvres. Cette proposition, si elle était appliquée, aurait pour première conséquence d’augmenter considérablement les frais d’assurance pour les fumeurs. Enfin, cette mesure peut apparaître d’autant plus inéquitable qu’elle n’appréhende le tabagisme que sur la dimension de la demande. Pour le think tank, la question du contrôle du tabac repose uniquement sur le fumeur, seul responsable. Or, le tabac étant un marché, cette étude omet qu’il est également tributaire d’une offre, relevant de la responsabilité des fabricants. A ce titre, le tabagisme est reconnu par l’ensemble des acteurs de la santé publique comme étant une épidémie industrielle, c’est-à-dire comme une épidémie entretenue et diffusée par les fabricants de tabac.

 

 

Une stratégie de lobbying concertée en France

La publication de cette étude, dont les postulats comme les conclusions reflètent fidèlement les objectifs de l’industrie du tabac en matière de fiscalité, intervient peu de temps après le lancement par la Commission des Finances de l’assemblée nationale d’une mission d’information sur l’« évolution de la consommation de tabac et du rendement de la fiscalité applicable aux produits du tabac pendant le confinement et aux enseignements pouvant en être tirés ». Ainsi, cette mission vise officiellement à évaluer le poids du marché parallèle en France, et à proposer des solutions pour en réduire le phénomène. En d’autres termes, c’est la question de la fiscalité des produits du tabac qui est visée par cette mission.

Dans le même temps, l’industrie du tabac déploie une stratégie de relations publiques auprès des parlementaires français, en communiquant sur l’explosion proclamée des produits de contrefaçon sur le marché français. Comme il a été dit plus haut, la contrefaçon, en France comme ailleurs, se situe à des niveaux résiduels. La fabrication de produits du tabac demande un matériel et des ingrédients précis (machines, cartons, filtres, tabac), dont l’acquisition, en dehors des fabricants légaux, demeure suspecte. La surestimation du phénomène de contrefaçon est en réalité une stratégie de l’industrie du tabac, destinée à détourner l’attention de la contrebande, dans laquelle les cigarettiers sont massivement impliqués. Par ailleurs, la contrefaçon permet aux fabricants de passer pour les victimes du commerce illicite, quand ils en sont les principaux bénéficiaires.

L’industrie du tabac exerce enfin une forte pression sur l’Assemblée nationale, à travers des amendements portés par des députés identifiés comme étant proches des fabricants, à l’instar de Charles de Courson ou de Lise Magnier. Ces deux parlementaires ont ainsi déposé en octobre 2020 un amendement proposant un abattement fiscal en faveur du tabac chauffé, également promu comme un outil de réduction des risques, et dans une préoccupation affichée de santé publique. De la même manière, en novembre 2018, le député Christophe Blanchet a déposé un amendement, annonçant être « proposé par Philip Morris » et visant à mieux lutter contre les phénomènes de vente à la sauvette et de contrefaçon dans les grandes ville, pointés du doigt pour entretenir un climat d’insécurité.

Ainsi, l’ensemble de ces observations conduit à penser que l’industrie du tabac met en place une stratégie concertée de lobbying dans l’objectif d’obtenir une fiscalité avantageuse pour ses produits du tabac chauffé, dans le cadre de la prochaine révision de la Directive européenne sur les produits du tabac, dont l’étude de l’IREF est l’une des manifestations.

 

©Génération Sans Tabac


[1] IREF, Présentation et expertises, 05/03/2013, (consulté le 31/03/2021)

[2] Wikiliberal, Jean-Philippe Delsol, (consulté le 31/03/2021)

[3] Observatoire Européen des Think Tanks, La France des think tanks. Résultats et analyse du label « think tank et transparent France 2017 », Décembre 2017

[4] L’OBS, Institut Montaigne, Terra Nova, Iris… Qui finance les think tanks ?, 19 novembre 2013, (consulté le 31/03/20121)

[5] Challenges, Tabac: pourquoi la hausse de la fiscalité est contre-productive, 4 janvier 2017, (consulté le 31/03/2017)

[6] La plume sans le masque, le blog de Patrick Coquart, Qui suis-je ? (consulté le 31/03/2021)

[7] Institut Molinari, Patrick Coquart, (consulté le 31/03/2021)

[8] La plume sans le masque, le blog de Patrick Coquart, Les jeunesses macroniennes sont « En Marche », (consulté le 31/03/2021)

[9] La plume sans le masque, le blog de Patrick Coquart, Le massacre des propriétaires dans la France de Monsieur Macron, (consulté le 31/03/2021)

[10] Bader P, Boisclair D, Ferrence R. Effects of tobacco taxation and pricing on smoking behavior in high risk populations: a knowledge synthesis. Int J Environ Res Public Health. 2011;8(11):4118-4139. doi:10.3390/ijerph8114118

[11] BEH Santé publique France – 2020

[12] Chaloupka FJ, Straif K, Leon ME. Effectiveness of tax and price policies in tobacco control. Tob Control. Published Online First: 29 November 2010. doi:10.1136/tc.2010.039982

[13] Joossens L, Raw MCigarette smuggling in Europe: who really benefits?Tobacco Control 1998;7:66-71.

[14] Gilmore AB, Gallagher AWA, Rowell A. Tobacco industry’s elaborate attempts to control a global track and trace system and fundamentally undermine the Illicit Trade Protocol. Tob Control. 2019 Mar;28(2):127-140. doi: 10.1136/tobaccocontrol-2017-054191. Epub 2018 Jun 13. PMID: 29899082; PMCID: PMC6580790.

[15] OCCRP, British American Tobacco Fights Dirty In West Africa, 26 février 2021 (consulté le 31/03/2021)

[16] Lalam N, Weinberger D, Lermenier A, Martineau H, L’observation du marché illicite de tabac en France, Observatoire Français des Drogues et des Toxicomanies, juin 2012

[17] Younous Omarjee, Le livre noir du lobby du tabac en Europe, 03/09/2018

[18] Dautzenberg B, Dautzenberg MD. Le tabac chauffé : revue systématique de la littérature [Systematic analysis of the scientific literature on heated tobacco]. Rev Mal Respir. 2019 Jan;36(1):82-103. French. doi: 10.1016/j.rmr.2018.10.010. Epub 2018 Nov 11. PMID: 30429092.

[19] Dusautoir R, Zarcone G, Verriele M, Garçon G, Fronval I, Beauval N, Allorge D, Riffault V, Locoge N, Lo-Guidice JM, Anthérieu S. Comparison of the chemical composition of aerosols from heated tobacco products, electronic cigarettes and tobacco cigarettes and their toxic impacts on the human bronchial epithelial BEAS-2B cells. J Hazard Mater. 2021 Jan 5;401:123417. doi: 10.1016/j.jhazmat.2020.123417. Epub 2020 Jul 7. PMID: 32763707.

[20] Glantz SA, Heated tobacco products: the example of IQOS, Tobacco Control 2018;27:s1-s6.

[21] Ibid

[22] Douanes, La fiscalité appliquée aux tabacs manufacturés, 29 janvier 2021, (consulté le 31/03/2021)

 

©Comité National Contre le Tabagisme |

Publié le 14 avril 2021