Une influence persistante de l’industrie du tabac au cœur des instances européennes

14 octobre 2025

Par: Comité national contre le tabagisme

Dernière mise à jour : 10 octobre 2025

Temps de lecture : 11 minutes

Une influence persistante de l’industrie du tabac au cœur des instances européennes

Selon une enquête du média néerlandais TabakNee[1], les représentants de l’industrie du tabac multiplient les rencontres avec les membres du Parlement européen. Plus de deux cents entretiens auraient eu lieu en un peu plus d’un an, souvent à l’initiative des plus grands groupes multinationaux. Ces interactions, concentrées autour des révisions en cours des directives européennes sur les produits et la fiscalité du tabac, soulèvent des interrogations majeures quant au respect des engagements pris par l’Union européenne dans le cadre de la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac (CCLAT), et notamment de son article 5.3, qui impose de protéger les politiques publiques de l’ingérence de l’industrie du tabac.

Un lobbying particulièrement intense au cœur des institutions européennes

14 Depuis juin 2024, plus de 220 rencontres ont été recensées entre des représentants de l’industrie et des membres du Parlement européen, contre seulement une quarantaine pour les organisations de santé publique. Cette asymétrie d’accès illustre un déséquilibre profond dans le processus d’élaboration des politiques de santé et interroge la capacité et la volonté des institutions à garantir la transparence et l’intégrité de leurs décisions.

Ces échanges ont connu une forte accélération à partir de l’été 2024, au moment où la Commission européenne a présenté sa proposition de révision de la directive sur les accises du tabac. Une trentaine de rencontres ont eu lieu dans les semaines qui ont suivi cette publication, traduisant une volonté manifeste des cigarettiers de peser directement sur le contenu de la réforme. Les discussions portaient essentiellement sur la fiscalité des produits du tabac et des produits à base de nicotine, ainsi que sur la révision de la directive sur les produits du tabac (TPD). Dans la majorité des cas, les industriels ont défendu une approche dite de « réduction des risques », en cherchant à obtenir des dispositions favorables pour les dispositifs électroniques, le tabac chauffé ou les sachets de nicotine.

Les données du registre de transparence montrent que cette stratégie est pilotée par les plus grands groupes mondiaux : Philip Morris International, présent dans près de la moitié des rencontres identifiées, British American Tobacco et Japan Tobacco International figurent également parmi les acteurs les plus actifs. L’industrie cible de manière prioritaire les groupes politiques majoritaires au Parlement européen, notamment le Parti populaire européen (PPE) et les Conservateurs et réformistes européens (ECR), considérés comme des relais potentiels d’une approche plus permissive sur le plan fiscal et réglementaire. À l’inverse, les échanges avec les groupes progressistes ou écologistes demeurent rares.

L’analyse géographique des contacts montre par ailleurs une concentration des efforts dans certains pays clés, comme l’Italie, l’Allemagne, l’Espagne et la Suède, où les marchés du tabac et des nouveaux produits à la nicotine restent particulièrement dynamiques. Ces actions ciblées témoignent d’une stratégie d’influence coordonnée à l’échelle européenne, articulée entre lobbying institutionnel, communication médiatique et interventions directes auprès de parlementaires.

En parallèle de ces rencontres officielles, l’industrie renforce sa présence dans l’espace public européen à travers des campagnes de communication et des tribunes sponsorisées dans des médias généralistes spécialisés[2]. Ces contenus, souvent présentés sous couvert de débat scientifique, visent à présenter les produits alternatifs comme des solutions de santé publique, alors même qu’ils restent fortement addictifs et que leur efficacité dans la réduction du tabagisme n’est pas démontrée.

L’ensemble de ces éléments dessine le portrait d’un lobbying particulièrement structuré, cherchant à influencer non seulement le cadre réglementaire européen mais aussi le récit public autour du tabac et de la nicotine. Cette intensité d’action, dans un moment où plusieurs réformes majeures sont en cours d’examen, souligne la nécessité pour les institutions européennes de renforcer leurs garde-fous afin de protéger l’intérêt général et préserver la primauté de la santé publique sur les intérêts économiques de l’industrie.

Un enjeu de gouvernance pour les politiques européennes de santé

L’intensification du lobbying de l’industrie du tabac au Parlement européen met en lumière un enjeu fondamental de gouvernance : la capacité des institutions de l’Union européenne à garantir l’indépendance de ses politiques de santé publique face aux intérêts commerciaux notamment ceux d’industries dont les objectifs sont reconnus comme inconciliables avec ceux de la santé. Alors que les révisions de la directive sur les produits du tabac (TPD) et de la directive sur la fiscalité du tabac (TTD) entrent dans une phase décisive, la multiplication des interactions entre décideurs politiques et représentants de l’industrie fragilise la cohérence des engagements pris par l’Union dans le cadre de la Convention-Cadre de l’OMS pour la lutte antitabac (CCLAT). Cette influence met également à mal le respect de cet article fondamental du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne stipulant qu’ « un niveau élevé de protection de la santé humaine est assuré dans la définition et la mise en oeuvre de toutes les politiques et actions de l'Union »

Les directives  en  révision sont essentielles pour adapter la législation européenne à l’évolution rapide du marché de la nicotine. La TPD vise à encadrer la composition, la présentation et la commercialisation des produits du tabac et des produits connexes, tandis que la TTD définit la fiscalité applicable à ces produits au sein du marché intérieur. L’industrie cherche à orienter ces deux volets de manière complémentaire : sur le plan fiscal, elle plaide pour un traitement différencié des produits dits de « nouvelle génération » ; sur le plan réglementaire, elle cherche à retarder ou à affaiblir les mesures de contrôle et de restrictions en s’appuyant sur l’argument de la réduction des risques. Ces positions, présentées comme pragmatiques ou scientifiques, servent avant tout à préserver la rentabilité des entreprises et à retarder les politiques de prévention efficaces.

Le risque de conflit d’intérêts est d’autant plus préoccupant que les débats actuels dépassent le seul cadre européen. En novembre, la onzième Conférence des Parties (COP11) à la CCLAT réunira les États membres pour discuter de nouvelles orientations mondiales en matière de lutte antitabac. La question de la protection des politiques publiques contre l’ingérence des acteurs économiques fera notamment partie de l’ordre du jour. L’Union européenne  joue un rôle central dans ces négociations, en tant que bloc régional et en tant que Partie au traité et s’exprimant au nom des 27 Etats membres européens également tous Parties. Face au lobby puissant déployé en son l’Union européenne est appelée à soutenir des positions fortes dans ce domaine. Son exemplarité sur le plan interne conditionne également sa crédibilité dans les négociations internationales.

Dans ce contexte, la question de la transparence et du contrôle des interactions limitées à ce qui est strictement nécessaire avec l’industrie deviennent cruciaux. Si le registre de transparence du Parlement européen constitue un premier pas, il ne permet pas à lui seul d’encadrer les échanges de manière efficace. Les rencontres sont rarement accompagnées d’un compte rendu public, et leur fréquence ne fait l’objet d’aucune limitation. En pratique, il revient à chaque institution, voire à chaque élu, de définir ses propres lignes rouges. Cette absence de cadre contraignant ouvre la voie à une influence disproportionnée des acteurs économiques, au détriment des objectifs de santé publique. Or les dispositions de protection des politiques publiques ne concernent pas seulement les acteurs de santé qui ont pris à leur niveau des mesures mais l’ensemble des commissions et institutions de l’Union.

Plusieurs organisations de la société civile appellent à renforcer les garde-fous existants. Parmi les propositions récurrentes figurent l’instauration d’une interdiction explicite des contacts entre parlementaires et représentants de l’industrie du tabac pendant les phases d’élaboration des textes législatifs, hormis des auditions publiques cadrées, la publication systématique des comptes rendus de ces réunions, ou encore l’intégration de clauses de prévention des conflits d’intérêts dans le code de conduite des institutions européennes. Ces mesures visent à instaurer un niveau de transparence et d’éthique conforme aux engagements internationaux de l’UE. En s’exposant à l’influence directe des fabricants de tabac, les parlementaires européens prennent le risque d’affaiblir des décennies d’avancées dans la lutte contre le tabagisme. Préserver la santé publique implique de garantir une gouvernance indépendante, fondée sur des preuves scientifiques et non sur les intérêts économiques des industries dont les produits demeurent responsables de plus de 700 000 décès prématurés chaque année au sein de l’Union.

Assurer cette indépendance n’est pas seulement une question de conformité juridique : c’est une condition essentielle pour construire une Europe réellement protectrice de la santé de ses citoyens, cohérente avec l’objectif fixé par la Commission d’atteindre une génération sans tabac d’ici 2040, rappellent les associations de lutte contre le tabagisme.

Des contacts entre l’industrie du tabac et des eurodéputés français

Les données du registre de transparence européen montrent que plusieurs eurodéputés français[3] ont également été sollicités directement par les représentants de l’industrie du tabac ou de ses organisations affiliées. Ces échanges, documentés entre 2024 et 2025, concernent notamment la révision des directives européennes sur les produits et la fiscalité du tabac, ainsi que la place des nouveaux produits nicotiniques dans la future réglementation européenne.

En septembre 2024, Marie-Luce Brasier-Clain (Patriots for Europe / Rassemblement national) s’était entretenue avec la Fédération européenne des fabricants de cigares, avant de recevoir en septembre 2025 des représentants de Philip Morris International dans le cadre de la commission parlementaire SANT. De son côté, Thierry Mariani (Patriots for Europe / Rassemblement national) a tenu, en juillet 2024, une réunion avec Tobacco Europe AISBL, organisation représentant plusieurs grands fabricants européens.

Un déséquilibre majeur d’accès entre l’industrie et les acteurs de santé

Face à cette activité soutenue de lobbying industriel, les acteurs de santé publique apparaissent largement marginalisés dans le dialogue institutionnel européen. Selon les données du registre de transparence, seules 39 rencontres ont été recensées entre des représentants d’organisations de santé — associations, ONG ou institutions spécialisées — et des membres du Parlement européen sur la même période. Ce chiffre, à mettre en regard des plus de 220 échanges menés par l’industrie du tabac, traduit un déséquilibre structurel d’accès aux décideurs européens.

Ce rapport de près de six pour un en faveur des cigarettiers illustre la difficulté persistante des acteurs de santé à faire entendre leurs positions dans un environnement politique fortement sollicité par les intérêts des cigarettiers et représentants du secteur du tabac et des produits à la nicotine. Là où les multinationales du tabac disposent de ressources considérables, de réseaux d’influence établis et de cabinets spécialisés pour défendre leurs intérêts, les organisations de santé publique opèrent souvent avec des moyens humains et financiers très limités, concentrant leurs efforts sur la veille, la recherche et le plaidoyer fondé sur les preuves.

Cette asymétrie compromet le principe d’équité dans la formulation des politiques publiques. En concentrant son attention sur les arguments de l’industrie, le Parlement européen prend le risque d’amoindrir la voix de la santé publique au moment où les décisions en matière de fiscalité et de réglementation de la nicotine sont les plus déterminantes.

©Génération Sans Tabac

AE


[1] Tobacco lobby is paralysing the European Parliament, TabakNee, publié le 8 octobre 2025, consulté le 10 octobre 2025

[2] Génération sans tabac, Une offensive mondiale de désinformation à l’approche de la COP11, publié le 8 octobre 2025, consulté le 10 octobre 2025

[3] Lobbycontacten Europees Parlement, TabakNee, publié le 8 octobre 2025, consulté le 10 octobre 2025

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