Une offensive mondiale de désinformation à l’approche de la COP11
8 octobre 2025
Par: Comité national contre le tabagisme
Dernière mise à jour : 8 octobre 2025
Temps de lecture : 10 minutes
À quelques semaines de la 11e Conférence des Parties (COP11) à la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac (CCLAT) qui se tiendra à Genève, l’industrie du tabac et de la nicotine déploie une campagne internationale de communication pour affaiblir la crédibilité de la Convention et imposer son narratif sur la « réduction des risques ». Derrière des messages présentés comme scientifiques ou équilibrés, cette stratégie vise à influencer les décideurs politiques et l’opinion publique, alors que les États s’apprêtent à débattre de la réglementation des nouveaux produits nicotiniques.
Une campagne coordonnée pour décrédibiliser le traité de l’OMS et la COP11
Depuis le début du mois d’octobre, plusieurs tribunes et communiqués publiés à l’échelle internationale s’emploient à remettre en cause la légitimité de la Convention-cadre de l’OMS et le processus de décision de la Conférence des Parties (COP11). Cette offensive médiatique, relayée par des canaux de diffusion tels que GlobeNewswire[1], BusinessWire[2], The Brussels Times[3] et NationNews[4], reprend les mêmes arguments : la CCLAT serait « fermée au dialogue », « idéologique » et « hostile à la science ». Ce type d’attaques n’est pas nouveau. Depuis la négociation même du traité, l’industrie du tabac et ses alliés tentent régulièrement d’affaiblir la crédibilité de la Convention et de ses organes décisionnels, en accusant l’OMS d’exclure les acteurs économiques du débat. À chaque session de la Conférence des Parties, des pressions similaires sont exercées sur les États pour réintroduire l’industrie du tabac dans le processus de décision, que ce soit sous la forme de partenariats publics-privés, d’expertises présentées comme indépendantes ou de plaidoyers pour un prétendu « dialogue équilibré ». Ce qui est en jeu dépasse la simple question des produits du tabac ou de la nicotine : il s’agit du principe même de protection des politiques publiques à l’égard de toute interférence de l’industrie, consacré par l’article 5.3 de la CCLAT.
Parmi les acteurs les plus visibles figure la Coalition of Asia Pacific Tobacco Harm Reduction Advocates (CAPHRA), qui accuse la CCLAT d’« ignorer ses propres principes fondateurs » en omettant la notion de réduction des risques dans l’ordre du jour de la COP11. L’organisation cite l’article 1(d) du traité, qui mentionne cette approche comme composante du contrôle du tabac, et plaide pour la création d’un groupe de travail dédié. En réalité, ce plaidoyer s’inscrit dans une stratégie visant à faire reconnaître les produits du tabac chauffé, de vapotage et les sachets de nicotine comme instruments de santé publique.
Ce discours est amplifié par d’autres relais. Nicotine World, par exemple, a publié dans la presse française une tribune relayée par BusinessWire[5] pour dénoncer l’interdiction des sachets de nicotine prévue en France à partir de 2026. Présentée comme un témoignage personnel, cette intervention reprend les codes narratifs du lobby de la nicotine : opposition entre « pragmatisme » et « prohibition », mise en avant de la Suède comme modèle de réussite, et assimilation de la consommation de nicotine à un choix de santé individuelle.
Parallèlement, British American Tobacco (BAT) a diffusé un communiqué affirmant que « 70 % des décideurs politiques confondent la nicotine avec la cause principale des maladies liées au tabac ». Derrière ce message présenté comme une enquête scientifique, le groupe cherche à dissocier la nicotine de la toxicité du tabac pour repositionner ses produits comme « moins nocifs ». La publication coïncide avec l’ouverture du Global Tobacco and Nicotine Forum (GTNF) à Bruxelles, événement phare du secteur destiné à promouvoir ce narratif sous couvert de débat scientifique.
Ce cadrage favorable à l’industrie s’étend aussi aux médias généralistes. Dans The Brussels Times, une tribune parrainée par la Tholos Foundation, un think tank proche des milieux libertariens, accuse l’Union européenne de mener une « croisade prohibitionniste » contre les produits nicotiniques. De son côté, NationNews, aux Caraïbes, relaie un appel à la Barbade pour qu’elle « défende la réduction des risques » à la COP11 et s’oppose à « l’influence excessive de bailleurs privés » sur l’OMS. Malgré des contextes géographiques variés, ces messages se répondent et diffusent un récit identique : présenter l’industrie du tabac comme une actrice pragmatique face à une institution jugée idéologique voire achetée par des intérêts privés. Ce type de discours s’inscrit dans une stratégie de communication plus large observée ces dernières années, qui consiste à fragiliser la crédibilité des organisations internationales en les accusant d’être guidées par des financements privés plutôt que par la science. Ce procédé, déjà mobilisé dans d’autres contextes tels que la gestion de la pandémie de COVID-19, vise à semer le doute sur la légitimité des institutions de santé publique et à polariser le débat au profit d’intérêts économiques.
Des acteurs industriels et satellites mobilisés pour influencer l’opinion
Derrière ces prises de position se déploie un réseau d’organisations satellites, de fondations et de porte-parole se présentant comme indépendants, mais dont les messages convergent vers les intérêts des grands groupes du tabac. Ces structures – CAPHRA, Tholos Foundation, Nicotine World et d’autres – participent à une campagne de légitimation du concept de « tobacco harm reduction » (réduction des risques), forgé par l’industrie pour réhabiliter la consommation de nicotine sous de nouvelles formes.
La Tholos Foundation illustre cette stratégie d’entrisme intellectuel : en publiant des tribunes se réclamant de la science et de la liberté de choix, elle contribue à crédibiliser la position industrielle auprès des décideurs politiques. Ses publications, relayées par des médias généralistes européens, cherchent à donner une apparence de neutralité académique à un plaidoyer commercial.
De leur côté, des acteurs comme Nicotine World utilisent des récits personnels pour humaniser le discours industriel et affaiblir la portée des réglementations nationales. Leur communication joue sur l’émotion et l’expérience individuelle pour contester la légitimité des interdictions, tout en instillant l’idée d’un consensus scientifique favorable aux produits nicotiniques. Dans les autres pays, cette approche est reprise par des médias régionaux qui dénoncent la gouvernance de la CCLAT et appellent à une « transparence accrue » vis-à-vis de ses bailleurs. Cette rhétorique, , détourne le débat de la santé publique vers celui des intérêts économiques et géopolitiques. Celle-ci s’inscrit dans une stratégie récurrente visant à affaiblir la confiance dans les institutions internationales et à opposer les acteurs publics aux consommateurs ou aux usagers. En réalité, cette narration cherche à délégitimer les décideurs publics et à remettre en cause leur capacité à adopter des politiques de santé ambitieuses et protectrices des populations, conformément à leurs engagements internationaux.
L’ensemble de ces relais et tierces parties, qu’ils soient associatifs, médiatiques ou institutionnels, participent à une même opération d’influence. En multipliant les interventions dans plusieurs régions du monde et en adoptant un ton de défense de la science ou des consommateurs, ces acteurs construisent l’illusion d’un mouvement mondial spontané en faveur de la réduction des risques. En réalité, il s’agit d’une campagne coordonnée visant à peser sur les positions des délégations avant les négociations de Genève. Cette démarche occulte les fondements même des décisions prises et elle vise à contrer l’obligation générale du traité,l’article 5.3 de la CCLAT, qui impose aux États de protéger leurs politiques de santé publique de toute ingérence de l’industrie du tabac.
Une offensive globale pour imposer le discours de la « réduction des risques »
Au-delà des prises de position publiques, cette campagne s’inscrit dans une stratégie internationale de long terme : redéfinir les termes du débat sur le tabac et la nicotine. En substituant au concept de lutte contre le tabagisme celui de « gestion des risques liés à la consommation de nicotine », l’industrie cherche à repositionner ses produits comme des solutions de santé publique, alors qu’ils entretiennent la dépendance.
Les grands groupes du secteur – Philip Morris International, British American Tobacco, Japan Tobacco International et Imperial Brands – misent sur les produits dits de nouvelle génération pour compenser le recul des ventes de cigarettes traditionnelles de tabac. Le discours de la réduction des risques vise à obtenir une réglementation favorable et à retarder l’application de mesures contraignantes concernant tous ces nouveaux produits. Sous couvert d’innovation et de responsabilité, l’industrie se présente désormais comme partenaire potentiel des autorités de santé, brouillant la frontière entre réglementation et influence.
La multiplication d’articles dans des régions éloignées les unes des autres – Europe, Asie-Pacifique, Caraïbes – répond à une logique de saturation du débat public : en créant un effet d’écho mondial, l’industrie donne l’impression d’un consensus croissant autour de la réduction des risques. Cette technique d’astroturfing – qui consiste à simuler un mouvement citoyen spontané – permet de transformer un plaidoyer commercial en discours de santé publique. Les États les plus fragiles institutionnellement sont souvent ciblés pour relayer ces positions, accentuant la fragmentation du débat international[6].
L’un des objectifs explicites de cette campagne est d’obtenir à Genève la reconnaissance officielle de la réduction des risques comme composante du contrôle du tabac, au titre de l’article 1(d) de la CCLAT. Une telle évolution reviendrait à affaiblir le principe de précaution et à légitimer la présence des produits nicotiniques dans les politiques publiques de santé. En contestant la neutralité scientifique de l’OMS et en dénonçant une prétendue « partialité », l’industrie cherche à retarder l’adoption de nouvelles mesures sur la publicité, la fiscalité et la réglementation des dispositifs émergents.
À travers cette stratégie, l’industrie du tabac tente d’imposer un nouveau cadre discursif : faire passer la nicotine du statut de substance addictive à celui de vecteur de « liberté de choix » et d’« innovation responsable ».
AE
[1] Tribune, FCTC’s Failure to Uphold Harm Reduction Risks Global Public Health, Global News Wire, publié le 5 octobre 2025, consulté le jour-même
[2] Communiqué, 70% of Policy Experts Continue to Misidentify Nicotine As Primary Cause of Smoking-Related Disease, BAT, publié le 6 octobre 2025, consulté le jour-même
[3] Billet d'opinion sponsorisé, The EU’s crackdown on safer nicotine alternatives risks driving smokers back to cigarettes, The Brussels Times, publié le 3 octobre 2025, consulté 6 octobre 2025
[4] Billet d'opinion, Barbados must speak up for the Caribbean – and for silenced consumers – at COP11, Nation News, publié le 3 octobre 2025, consulté 6 octobre 2025
[5] Tribune de Norbert Neuvy, co-fondateur de Nicotine world, Quand la Suède s’inquiète pour la France : faut-il vraiment interdire les sachets de nicotine ?, BusinessWire, publié le 3 octobre 2025, consulté le 6 octobre 2025
[6] Stéphane Horel (avec Ties Keyzer, Tim Luimes, Eva Schram de « The Investigative Desk »Vapotage : les vrais millions des fausses organisations de consommateurs, Le Monde, publié le 3 novembre 2021, consulté le 6 octobre 2025
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