Responsabiliser l’industrie du tabac : pourquoi les pays peinent à obtenir réparation
28 octobre 2025
Par: Comité national contre le tabagisme
Dernière mise à jour : 27 octobre 2025
Temps de lecture : 11 minutes
Alors que le coût sanitaire et économique du tabagisme s’élève à des milliards de dollars pour les systèmes de santé publique à l’échelle mondiale, seuls quelques pays ont réussi à contraindre l’industrie du tabac à indemniser les états. Une enquête du média The Examination[1] met en lumière les obstacles juridiques, procéduraux et stratégiques qui ont empêché la plupart des gouvernements de faire payer les fabricants de cigarettes pour les maladies liées au tabac. Ce constat appelle à un renforcement des outils réglementaires et des stratégies de réparation pour que les gouvernements puissent engager efficacement la responsabilité des acteurs de l’industrie du tabac dans une logique de santé publique et plus globalement d’intérêt général.
Les faits : très peu de cas de jurisprudence victorieuse
Plus de cinquante ans après la première action judiciaire intentée contre les fabricants de tabac, le constat demeure sans appel : rares sont les gouvernements qui ont réussi à faire reconnaître juridiquement la responsabilité des cigarettiers pour les dommages sanitaires et économiques liés à leurs produits. En dehors des États-Unis et, dans une moindre mesure, du Canada, la majorité des poursuites engagées par les États se sont soldées par des échecs, des abandons ou des procédures interminables.
Aux États-Unis, le Master Settlement Agreement (MSA) conclu en 1998 constitue à ce jour la référence historique. Cet accord, obtenu après plusieurs années de batailles judiciaires entre les procureurs généraux des États américains et les principaux fabricants de tabac, a permis d’imposer à ces derniers le versement d’environ 206 milliards de dollars sur vingt-cinq ans. Les entreprises ont également dû renoncer à certaines pratiques publicitaires et rendre publics des millions de documents internes exposant leurs stratégies de manipulation et de désinformation. Cet accord, sans équivalent ailleurs, a marqué un tournant dans la reconnaissance de la responsabilité de l’industrie du tabac, tout en renforçant la base documentaire mondiale du contrôle du tabac.
En revanche, la transposition de ce modèle à d’autres contextes juridiques s’est révélée extrêmement complexe. Dans la plupart des pays, les tentatives de recours collectifs ou de poursuites par les autorités publiques se sont heurtées à des cadres législatifs inadaptés et à une jurisprudence défavorable. L’article de The Examination recense plus de soixante actions publiques menées depuis le début des années 2000 dans une vingtaine de pays : au Brésil, en Israël, au Nigeria, en Corée du Sud, en Afrique du Sud, en France ou encore aux Philippines. Dans l’immense majorité de ces cas, les tribunaux ont rejeté les plaintes au motif que la responsabilité de l’industrie ne pouvait être directement établie pour les maladies ou les dépenses de santé engendrées par le tabac.
Le cas canadien constitue l’exception notable. Après plus de vingt-six ans de procédure, les provinces ont conclu en 2023 un accord de 23,1 milliards de dollars avec trois fabricants — Imperial Tobacco, Rothmans Benson & Hedges et JTI-Macdonald — pour compenser les coûts publics liés au tabagisme. Ce règlement, bien que significatif, reste isolé et résulte d’une conjonction particulière : une législation provinciale adoptée dès les années 1990 pour permettre au gouvernement de poursuivre les fabricants au nom du système de santé, et une volonté politique forte de mener l’affaire jusqu’à son terme malgré la pression financière et procédurale exercée par les cigarettiers.
À l’inverse, en Europe, aucune action d’envergure comparable n’a abouti. En France, les initiatives judiciaires ont souvent été portées par des associations à l’instar du Comité national contre le tabagisme (CNCT) ou des victimes individuelles. En Espagne et en Italie, des recours collectifs ont également échoué, souvent du fait de la prescription ou de l’absence de base légale permettant aux autorités sanitaires d’engager une action au nom de la population.
Ce faible nombre de jurisprudences victorieuses à l’échelle d’un Etat traduit un déséquilibre structurel : une industrie aux moyens juridiques et financiers considérables, face à des États aux outils législatifs insuffisants pour traduire en justice la notion de responsabilité sanitaire et environnementale. Tant que ces asymétries persisteront, l’industrie du tabac continuera de bénéficier d’une quasi-immunité, malgré les coûts colossaux qu’elle impose à la collectivité. Au-delà de la question financière, l’absence de condamnations significatives prive les politiques de santé publique d’un levier essentiel : celui de la reconnaissance officielle de la faute des fabricants. Elle entretient également un narratif dangereux selon lequel les méfaits du tabac relèveraient avant tout de choix individuels, et non d’une stratégie industrielle organisée.
Les verrous juridiques et stratégiques qui bloquent les recours
Si l’idée de poursuivre les fabricants de tabac pour obtenir réparation semble légitime du point de vue de la santé publique, elle se heurte dans la pratique à de multiples obstacles juridiques et procéduraux. Dans la majorité des cas, les tribunaux ont estimé que les gouvernements n’avaient pas la « qualité pour agir », autrement dit qu’ils ne pouvaient se présenter comme victimes directes du préjudice causé par l’industrie du tabac. Cette interprétation restrictive du lien de causalité — considérant que les coûts liés au traitement des maladies du tabagisme résultent de décisions individuelles de fumer, et non d’un comportement fautif des entreprises — a conduit à de nombreux rejets de plainte. En d’autres termes, la causalité entre les pratiques de l’industrie et les dommages subis par les systèmes de santé est jugée trop « indirecte » pour être reconnue juridiquement.
À cette difficulté s’ajoute la complexité de la preuve. Les juridictions exigent souvent que chaque dépense publique ou pathologie soit reliée à un acte précis d’un fabricant, alors même que les effets du tabagisme s’inscrivent dans des dynamiques collectives et sur le long terme. Cette approche individualisée rend quasi impossible l’imputation d’un coût global à l’industrie, alors que celle-ci a délibérément entretenu pendant des décennies le doute sur la nocivité de ses produits, dissimulé des études internes et manipulé les données scientifiques. Cette stratégie se poursuit aujourd’hui, sous d’autres formes, à travers la promotion de nouveaux produits et la diffusion d’arguments de « réduction des risques ». Elle souligne la nécessité de doter les États d’outils juridiques efficaces pour engager la responsabilité des fabricants et mettre un terme à ces pratiques d’ingérence persistantes.
Parallèlement, les cigarettiers déploient des stratégies procédurales extrêmement agressives. Les recours en incompétence, les appels systématiques, les demandes de renvoi ou les contentieux sur la validité des actes de procédure sont systématiquement utilisés comme manœuvres dilatoires et à l’origine d’un mur d’argent procédural. L’objectif est non seulement de prolonger les affaires pendant des années et mais aussi d’épuiser les plaignants et dissuader d’autres actions ultérieures éventuelles. Ces tactiques, combinées à des moyens financiers considérables, permettent à l’industrie d’affaiblir la détermination des États et d’user leurs capacités administratives. Le temps devient ainsi un instrument de défense : plus la procédure dure, plus la probabilité d’un abandon augmente.
Enfin, la situation américaine, souvent citée en exemple, a paradoxalement fragilisé les recours internationaux. Le Master Settlement Agreement a abouti à un compromis sans jugement, empêchant l’émergence d’une jurisprudence solide qui aurait pu inspirer d’autres pays. En l’absence de précédents jurisprudentiels reconnus, les juridictions étrangères ont rarement osé s’aventurer sur un terrain aussi complexe, notamment dans les systèmes de droit civil. Cette conjonction d’obstacles — lacunes législatives, difficulté d’établir la preuve directe dans les faits, lenteur et coûts des procédures et pouvoir de dissuasion de l’industrie — explique pourquoi, malgré les données accablantes des pratiques trompeuses des fabricants, la quasi-totalité des actions en réparation se sont soldées par des échecs.
Vers une responsabilisation effective de l’industrie
En échappant à toute responsabilité financière, les fabricants continuent de transférer sur la collectivité le coût colossal des dommages qu’ils provoquent — plus de sept millions de décès chaque année dans le monde, des millions de malades qui mettent en péril les systèmes de santé de nombreux pays, des centaines de milliards de dollars de dépenses de santé publique, auxquels s’ajoutent d’autres externalités négatives majeures comme les millions de tonnes de déchets plastiques issus des filtres de cigarettes. Cette situation conforte un modèle économique profondément déséquilibré : une industrie privée engrange des profits massifs, tandis que les États assument seuls les conséquences humaines, sociales et environnementales de ses produits, rappellent les acteurs antitabac.
Face à cette impunité persistante, l’article 19 de la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac (CCLAT) constitue aujourd’hui un levier juridique central. Cet article invite les Parties à « considérer l’adoption de mesures législatives et judiciaires pour traiter de la responsabilité civile et pénale, y compris l’indemnisation » en cas de préjudices liés aux produits du tabac. Autrement dit, il encourage les États à se doter des outils nécessaires pour engager la responsabilité des fabricants et obtenir réparation. Pourtant, plus de vingt ans après l’adoption de la CCLAT, son application reste limitée : peu de pays ont intégré des dispositions spécifiques de responsabilité dans leur droit interne, et encore moins les ont effectivement utilisées.
La COP11 de la CCLAT, qui se tiendra à Genève en novembre 2025, pourrait marquer un tournant sur ce sujet. L’un des points majeurs à l’ordre du jour portera en effet sur la mise en œuvre concrète de l’article 19, avec l’objectif de renforcer la coopération entre États, de partager les bonnes pratiques juridiques et d’examiner des voies communes pour contraindre l’industrie à rendre des comptes. Plusieurs délégations, notamment européennes et latino-américaines, plaident pour une approche coordonnée fondée sur la notion de responsabilité élargie ou pleine du producteur, inspirée du droit environnemental, afin de transférer la charge financière du dommage sur les fabricants eux-mêmes. Cette évolution irait bien au-delà de la simple « responsabilité sociale » revendiquée par l’industrie : elle consacrerait une responsabilité juridique objective, alignée sur les principes de justice environnementale et de santé publique.
Dans ce contexte, la question de la réparation ne relève plus seulement du contentieux, mais d’un impératif de gouvernance mondiale. Mettre fin à l’impunité juridique des fabricants de tabac reviendrait à reconnaître le caractère systémique et industriel de l’épidémie tabagique. En outre, en définissant des sanctions à la hauteur des préjudices causés par les activités des fabricants de tabac, les Parties pourraient se prémunir des violations réitérées aux textes en vigueur et mettraient un terme à la notion de faute lucrative. Ces dispositions permettraient également de dégager de nouvelles ressources pour financer la prévention, le sevrage, la recherche et la gestion des déchets de tabac. À l’heure où la communauté internationale discute d’un traité mondial contre la pollution plastique et où les coûts des maladies non transmissibles explosent, l’intégration du principe de responsabilité du producteur au cœur des politiques antitabac apparaît comme une exigence incontournable.
AE
[1] Maria Perèz, Smoking costs countries billions in health care. Just two have forced tobacco companies to pay up, The Examination, publié le 22 octobre 2025, consulté le 27 octobre 2025
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