Hausses des taxes : l’industrie du tabac désinforme sur les marchés parallèles

6 décembre 2024

Par: Comité national contre le tabagisme

Dernière mise à jour : 6 décembre 2024

Temps de lecture : 5 minutes

Hausses des taxes : l’industrie du tabac désinforme sur les marchés parallèles

Une étude du cabinet de conseil Ernst & Young, commanditée par Philip Morris International et Japan Tobacco International, estime que les achats de tabac réalisés en dehors du réseau des buralistes représentent 38% du marché français en 2023, contre 23% en 2019. Alors qu’une hausse du prix du tabac pourrait être mise en place par les pouvoirs publics, cette énième étude sur les marchés parallèles, financée par des fabricants de tabac, s’apparente à une opération de désinformation et de lobbying pour bloquer les politiques de santé publique[1].

Bien que ses conclusions aient été dévoilées en exclusivité sur le JDD, l’étude n’est pas disponible en ligne, ni sur le site internet de Ernst & Young, ni sur celui de Philip Morris. Il n’est donc pas possible de connaître précisément la méthodologie mobilisée par le cabinet pour parvenir à ses conclusions. L’opacité méthodologique est une constante des études de l’industrie du tabac, en particulier sur l’évaluation des marchés parallèles, pénalisant de fait la fiabilité et la crédibilité des résultats présentés.

Des résultats biaisés et peu crédibles

Seules quelques éléments et résultats émanant de l’étude sont évoquées dans l’article du JDD. D’abord, Ernst & Young affirme avoir interrogé un échantillon représentatif de consommateurs, dont un tiers aurait indiqué ne pas avoir acheté de paquet de tabac chez un buraliste dans les douze derniers mois. Ensuite, selon Ernst & Young, 38% des cigarettes seraient « contrefaites ou issues de la contrebande frontalière ». Sur ce point, rien n’indique si le cabinet est parvenu à ce chiffre à partir des déclarations des consommateurs, ni comment les auteurs de l’étude (ou les consommateurs) établissent la différence entre un paquet de cigarettes de contrefaçon et un paquet de contrebande. Rien dans les articles consacrés à cette étude ne font mention d’une étude indépendante des paquets pour déterminer s’ils proviennent des usines des fabricants ou de fabriques clandestines, sans lien avec les acteurs légaux. Par ailleurs, la notion de « contrebande frontalière », renvoyant au champ lexical de l’illégalité, constitue en soi un biais volontaire, puisque les achats frontaliers, jusqu’à une certaine limite, sont autorisés par la loi.

L’ampleur des marchés parallèles volontairement exagérée

Les chiffres présentés par l’étude sont sans rapport avec les données publiques. Comme le souligne Corinne Cléostrate, sous-directrice des affaires juridiques et de la lutte contre les fraudes, « aucune donnée ni observation objective et indépendante de l’industrie du tabac s’appuyant sur une méthodologie ne permettent de corroborer les estimations concernant la part du marché parallèle ». L’étude menée par Santé publique France auprès de plus de 24 000 personnes fait état, à l’inverse de Ernst & Young, d’une stabilité des modes d’approvisionnement des fumeurs français entre 2014 et 2022, en dépit des politiques fiscales mises en place à cette période. L’article du JDD, relayé par Le Monde du Tabac, fait état des 530 tonnes de tabac de contrebande saisis en 2023, contre seulement 250 tonnes en 2019, révélant en creux l’augmentation du commerce illicite. Si le raisonnement est séduisant, il se révèle toutefois invalide : en 2015, les saisies des Douanes s’élevaient à 630 tonnes, soit 25% que pour l’année 2023. Cette donnée ne signifie pas que le commerce illicite a diminué entre 2015 et 2023, mais que les volumes saisies par les Douanes ne sont pas une donnée suffisante pour apprécier l’ampleur du commerce illicite. Les volumes saisis sont d’abord déterminés par les moyens alloués aux Douanes, et, par ailleurs, les deux-tiers d’entre eux sont destinés à l’étranger.

Une opération de lobbying dans le cadre du PLFSS

La publication de cette étude intervient quelques mois après la communication de l’enquête annuelle de KPMG sur les marchés parallèles, également financée par le cigarettier Philip Morris, et faisant état de niveaux similaires de marchés parallèles. La publication régulière d’études sur le commerce illicite, dont la validité des résultats est depuis plusieurs années critiquée par la littérature scientifique, témoigne surtout de la volonté de l’industrie du tabac de saturer l’espace médiatique par une désinformation sur l’ampleur réelle des marchés parallèles, pour empêcher la mise en place de hausses de taxes sur le tabac, dont l’efficacité pour réduire la consommation fait l’objet d’un consensus scientifique.

Ernst & Young, un allié historique de l’industrie du tabac

Le cabinet Ernst & Young est un allié de longue date de l’industrie du tabac. Selon Tobacco Tactics, l’entreprise a notamment conseillé British American Tobacco (BAT) pour augmenter l’efficacité de son lobbying. En 2010, Ernst & Young a publié un rapport pour ce même fabricant, indiquant que les niveaux de marchés parallèles étaient trois fois supérieurs à ce qui était alors communément admis. Toutefois, l’Institut néo-zélandais de recherche économique avait réfuté les données et les conclusions présentées par le cabinet d’audit, estimant le rapport « fondamentalement erroné » et « sans valeur pour éclairer le débat sur les mesures de réduction du tabagisme »[2]. En France, les déclarations de dépenses relatives à des activités d’influence ou de représentation d’intérêts des fabricants de tabac en 2023 montraient que British American Tobacco et Philip Morris France ont fait appel à Ernst and Young Conseil.

©Génération Sans Tabac

[1] Journal du Dimanche, Tabac : le marché parallèle bat des records, 01/12/2024, (consulté le 02/12/2024)

[2] Tobacco Tactics, EY, 22/09/2022, (consulté le 02/12/2024)

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