Canada : JTI-Macdonald Corp s’oppose à la proposition de règlement de 32,5 milliards de dollars avec les provinces
8 novembre 2024
Par: Comité national contre le tabagisme
Dernière mise à jour : 5 novembre 2024
Temps de lecture : 8 minutes
Au Canada, les créanciers de trois grandes compagnies de tabac doivent se prononcer d’ici le 12 décembre 2024 sur une proposition de règlement qui verrait les trois fabricants verser 32,5 milliards de dollars canadiens aux provinces et aux fumeurs du Canada, a décidé jeudi un tribunal de l'Ontario, alors que l'une des compagnies a fait savoir qu'elle s'opposait au plan dans sa forme actuelle.
Selon le plan, les trois sociétés - JTI-Macdonald Corp. (Japan Tobacco), Rothmans, Benson & Hedges (Philip Morris) et Imperial Tobacco Canada Ltd. (British American Tobacco) - devraient verser 24,7 milliards de dollars aux provinces et territoires et plus de 4 milliards de dollars à des dizaines de milliers de fumeurs québécois et à leurs héritiers. JTI-Macdonald Corp., qui a négocié pendant des années avec ses créanciers, s'oppose à la proposition de règlement annoncée début octobre[1].
Une longue bataille judiciaire
En 1998, les trois géants du tabac ont été poursuivis dans le cadre de deux actions collectives déposées devant la Cour supérieure de justice du Québec. Les deux actions visaient à obtenir des dommages-intérêts compensatoires et punitifs d'un montant de 20 milliards de dollars canadiens pour 100 000 victimes de cancers du poumon et de la gorge survenus au Québec entre 1950 et 1998.
Les recours collectifs n'ont été certifiés qu'en février 2005. Dix ans plus tard, un juge de l'Ontario s'est prononcé en faveur des victimes, ordonnant aux fabricants de tabac de verser 15 milliards de dollars canadiens en dommages moraux et punitifs aux victimes, après avoir qu’ait été établi que le trio de fabricants poursuivis connaissait les liens entre les cigarettes et le cancer depuis les années 1950, mais n’avait pas alerté ses clients.
British American Tobacco, Philip Morris International et Japan Tobacco ont fait appel de la décision, mais la Cour d'appel du Québec a confirmé la décision du tribunal en 2019. Les fabricants ont alors activé la procédure leur permettant de demander une protection à l’égard des créanciers individuels conduisant à des années de négociations dans le cadre d'un processus de médiation supervisé par le tribunal.
Le juge en chef de la Cour supérieure de l’Ontario a approuvé le 31 octobre dernier une motion avec une proposition de règlement soumise à l’examen et au vote le 12 décembre des représentants des créanciers, y compris les gouvernements provinciaux et les plaignants des deux actions collectives au Québec. Une majorité qualifiée est requise : avoir au moins en faveur du plan proposé la moitié des demandeurs, représentant au moins deux tiers de la valeur totale de l'indemnisation. Si un vote positif est enregistré, l'étape suivante consistera en une audience au tribunal pour une approbation finale. Cette audience devrait avoir lieu au début de l'année 2025. La filiale de Philip Morris a demandé au tribunal d'attendre quelques semaines avant d'approuver la requête, afin que le plan proposé puisse être modifié avant d'être présenté aux créanciers, précisant « qu’en l’état, ce plan n'est pas en mesure d'être mis en œuvre dans sa forme actuelle et ne devrait donc pas être soumis au vote ».
Un règlement historique
S'il est approuvé, l'accord prévoit que les trois entreprises - Imperial Tobacco Canada Ltd, JTI-Macdonald Corp. et Rothmans, Benson & Hedges - paieront[2] :
- 24,7 milliards de dollars aux provinces et territoires, dont 12,5 milliards de dollars versés d'emblée, dès le début de 2025, et le reste au cours des cinq années suivantes, sous forme de versements annuels.
- 6,6 milliards de dollars aux malades ayant souffert de maladies liées au tabagisme, ou à leurs survivants. 4,1 milliards de dollars permettraient de régler des recours collectifs remontant aux années 1990 et qui concernent près de 100 000 fumeurs québécois. Les 2,5 milliards de dollars restants sont destinés aux personnes du reste du Canada qui ont reçu un diagnostic de cancer du poumon ou d'autres maladies liées au tabagisme entre 2015 et 2019.
- 1 milliard de dollars à une nouvelle fondation nationale pour la recherche sur le cancer et autres maladies liées au tabagisme.
Les avocats des provinces reconnaissent cependant que les paiements proposés ne couvriront pas entièrement le coût du traitement des maladies liées au tabac. Par exemple, la seule province de l'Ontario estime à 7 milliards de dollars par an le total des coûts directs et indirects du tabagisme en matière de soins de santé.
Un règlement jugé trop indulgent par les associations antitabac
S'il est approuvé, l'accord mettra un terme à toute autre procédure actuellement engagées à l’encontre des trois entreprises concernées. Selon les termes de l'accord, le trio pourra également se soustraire aux dispositions de la législation en matière de protection des faillites et continuer à exploiter son modèle d'entreprise actuel.
Le règlement est considéré par les experts en santé publique comme une approche beaucoup trop indulgente, qui permet aux principaux acteurs de l'industrie du tabac de s'en sortir assez facilement après des décennies de litiges, tout en ignorant le besoin pressant de politiques de réglementation et de prévention du tabagisme. Nombreux sont ceux qui ont également souligné que le montant de la commission de règlement est nettement inférieur aux quelque 500 milliards de dollars canadiens réclamés par les provinces dans le cadre des poursuites engagées contre l'industrie du tabac au Canada.
« Le règlement ne fournit aucune feuille de route visant à empêcher ces mêmes entreprises de causer davantage de dommages en recrutant de nouvelles victimes, notamment par le biais de nouveaux produits à la nicotine », ont déclaré Smoking & Health, Physicians for a Smoke-Free Canada et la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac dans un communiqué commun[3].
Rendre légalement responsable l’industrie du tabac pour les dommages engendrés
Cette affaire est due en grande partie aux réformes du système judiciaire mis en œuvre au Québec facilitant l’ « accès à la justice » pour les consommateurs. Pour les experts antitabac, ces réformes pourraient contribuer au déploiement de l’une des dispositions de la convention-cadre de l'OMS : l'article 19 consacré à la responsabilité de l’industrie du tabac.
Cet article 19 invite les Parties à envisager de prendre des mesures à caractère législatif pour traiter la question de la responsabilité pénale et civile liée à la lutte antitabac. Il encourage également la coopération entre les parties et prévoit une assistance dans les procédures judiciaires. En dépit de l’efficacité démontrée dans la lutte contre le tabagisme par ce que les experts qualifient de « prévention judiciaire », l'article 19 est l'un des articles les moins appliqués par les parties.
La dixième Conférence des Parties (COP) à la Convention-cadre de l'Organisation mondiale de la santé pour la lutte antitabac (CCLAT de l'OMS), qui s'est tenue en février 2024, a adopté une décision à ce sujet. Les Parties au traité sont appelées à mettre en œuvre des normes élevées de responsabilité et de transparence pour l'industrie du tabac, à renforcer les régimes de responsabilité par des réformes législatives, à appliquer des sanctions efficaces, à assurer la cohérence des politiques, à échanger des informations sur l'application de la loi et à surveiller les transactions de l'industrie afin d'éviter toute interférence avec la politique de santé publique. En outre, le concept de responsabilité est élargi à un nouvel arsenal d'options, notamment le recours à la responsabilité administrative, l'extension du champ d'application aux systèmes quasi judiciaires et non judiciaires, la recherche de la justice pour les victimes et l'identification de mécanismes d'indemnisation efficaces.
La décision adoptée à cette COP10 prévoit qu’un groupe d'experts aide les parties à développer ou à renforcer leurs régimes de responsabilité.
La mise en cause de l’industrie du tabac dans le cadre d’actions en justice constitue une référence pour d’autres acteurs engagés dans questions d’intérêt général et confrontés à de puissants lobbys. Il en est ainsi des recours engagés pour obliger les entreprises polluantes à payer les dommages environnementaux qu’elles engendrent.
AE
[1] Tobacco firm opposes proposed $32.5B settlement with provinces, smokers, court documents say, The Canadian Press, publié le 31 octobre 2024, consulté le 5 novembre 2024
[2] Mike Crawley, How the proposed deal between provinces, smokers and tobacco companies would work, CBC News, publié le 18 octobre 2024, consulté le 5 novembre 2024
[3] Tobacco titans propose landmark settlement, ICLG, publié le 22 octobre 2024, consulté le 5 novembre 2024
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