Trump et la « junk science » : quand l’industrie bloque la réglementation
25 janvier 2021
Par: Comité national contre le tabagisme
Dernière mise à jour : 6 août 2024
Temps de lecture : 11 minutes
L’essentiel à retenir :
- L’Agence de protection de l’environnement américaine (EPA) a stipulé que les études scientifiques publiant leurs données seront prioritaires sur celles comportant des données confidentielles dans l’élaboration d'une réglementation ;
- Cette décision bloque de fait la prise en compte d’études environnementales et en santé publique, handicapant les capacités réglementaires sur ces domaines ;
- Cette décision est l’aboutissement d’une stratégie mise au point par les cigarettiers. Il s’agit de manipuler les normes scientifiques pour empêcher la prise en compte d’études pouvant menacer des intérêts corporatifs ;
- Cette stratégie a rapidement dépassé le cercle des cigarettiers pour être mobilisée par d’autres industries controversées (énergie, phytosanitaire) ;
- En Europe, les « évaluations d’impact » suivent une logique similaire. En donnant la primeur au paradigme commercial, ils handicapent les réglementations en matière de santé publique ou d’environnement.
L’Agence de protection de l’environnement américaine (EPA) a annoncé la mise en place d’une nouvelle règle limitant le type d’études scientifiques pouvant être mobilisées dans le cadre de l’élaboration de politiques publiques. Motivée officiellement par une logique de transparence, cette règle est accusée d’handicaper la réglementation en matière environnementale et de santé publique. Cette décision est l’aboutissement d’une stratégie mise en place par l’industrie du tabac il y a 25 ans[1].
La mesure en question, appelée « règle de la science secrète », stipule que seront prioritairement prises en compte dans les décisions réglementaires les études scientifiques rendant publiques leurs données par rapport à celles comportant des données confidentielles. Andrew R. Wheeler, ancien lobbyiste du charbon[2] et administrateur de l’EPA, s’est félicité des efforts entrepris en faveur de la « transparence », et de la réduction des « incompréhensions de nos décisions réglementaires ».
Les études environnementales et en santé publique dans le viseur
Selon les organisations et les experts médicaux, cette règle bloque de fait l’utilisation d’études impliquant des sujets humains qui comportent des informations personnelles et confidentielles. Or, ces études jouent un rôle crucial dans la recherche destinée à montrer comment des niveaux d’exposition croissants à la pollution, aux produits chimiques ou à d’autre substances, impactent la santé humaine. C’est justement sur ce type d’études que le nouveau règlement de l’EPA se concentre principalement. Les études scientifiques sur la santé publique sont ainsi les principales concernées. En donnant la priorité aux études scientifiques publiant leurs données brutes sur les autres, cette règle crée un système de hiérarchisation. Pourtant, la disponibilité des données n’est pas un critère satisfaisant pour éprouver la scientificité d’une étude, comme le souligne Andrew Rosenberg, directeur du Center for Science and Democracy at the Union of Concerned Scientists.
Contactée par GST, le professeur Lisa Bero, du Centre de bioéthique de l’Université de Colorado commente : « La transparence dans la science est bonne en principe. Mais la transparence n'est efficace que si elle est appliquée de manière équitable et éthique. Exiger la transparence uniquement pour certains types d'études ou lorsque des informations individuelles sur la santé sont protégées (comme le fait l'EPA) ouvre une brèche permettant aux industries dont les intérêts sont en jeu de manipuler les données utilisées pour les décisions réglementaires ou politiques. »
« Laisser les principaux pollueurs polluer la santé publique »
Comme le rappelle le New York Times, ces études ont pourtant servi de « fondement scientifique à certaines des réglementations les plus importantes sur la qualité de l’air et de l’eau des cinquante dernières années ». Ainsi, par exemple, si cette nouvelle règle avait déjà été en vigueur, l’EPA n’aurait pas pu démontrer l’impact des métaux lourds sur le développement du cerveau, et ainsi proposer une réglementation limitant les rejets de mercure des centrales électriques. De la même façon, l’EPA n’aurait pas eu la capacité de plaider pour des normes plus rigoureuses pour l’eau potable, dont la consommation était liée à des taux élevés de maladies gastro-intestinales. Pour les opposants à la réglementation, l’objectif principal semble d’être de « laisser les principaux pollueurs piétiner la santé publique[3] ». Publiée mardi 5 janvier, la règle a déjà permis d’exclure une étude démontrant que l’utilisation du pesticide, le chlorpyrifos, est liée à un retard du développement cérébral chez les enfants. Si les détracteurs de cette nouvelle réglementation espèrent sa suspension et son abrogation rapides par la prochaine administration, un porte-parole de Joe Biden a refusé de commenter la situation.
Une stratégie élaborée il y a 25 ans par la RJ Reynolds Tobacco Company
En réalité, cette stratégie a été mise en place 25 ans auparavant par l’industrie du tabac, afin de ralentir et entraver le travail des régulateurs environnementaux. En 1996, quand l’EPA décrète que le tabagisme passif « présente un impact sérieux et substantiel sur la santé publique », un avocat de la RJ Reynolds Tobacco Company propose dans une note interne une nouvelle stratégie pour lutter contre les risques de réglementation[4]. L’idée est de mettre en place des « obstacles procéduraux explicites que l'agence doit suivre dans la publication de rapports scientifiques ». Autrement dit, au lieu de s’intéresser à la « substance scientifique », il s’agit de remettre en cause le processus par lequel l’agence est arrivée à ses conclusions. Pour ce faire, de nouveaux critères de scientificité sont définis, comme la transparence.
Manipuler les normes scientifiques en faveur d’intérêts corporatifs
Néanmoins, ces nouveaux critères de « scientificité » n’émanent pas du monde de la recherche, mais sont au contraire le fruit d’une campagne de relations publiques parfaitement orchestrée. L’objectif final n’est pas l’amélioration des méthodes scientifiques : il s’agit simplement de permettre la manipulation des normes et des processus de recherche dans le seul bénéfice d’intérêts corporatifs[5]. Pour cette raison, la publication des documents internes de l’industrie du tabac a permis de démontrer que cette dernière a cherché à minimiser le plus possible son rôle dans la promotion de ces nouveaux critères et des « bonnes pratiques » scientifiques, notamment à travers la création de groupes de façade. Enfin, cette stratégie vise à décrédibiliser les études scientifiques menaçant les intérêts des cigarettiers, accusées d’être des de la « junk science » (« science poubelle »). Derrière la création d’une controverse scientifique artificielle, c’est la possibilité même d’une réglementation efficace qui est visée.
Exiger la publication de l’ensemble des données brutes d’une étude a également un autre intérêt. Elle permet, ici aux cigarettiers, en y ayant accès, de réaliser une étude en interne, et proposer des résultats différents de ceux de l’étude initiale. Des conclusions alternatives à une même base de données brutes visent ainsi à contester la validité d’une étude, jugée controversée et donc insuffisante pour donner lieu à une réglementation. En 2003, Enstrom et Kabat, deux chercheurs financés par l’industrie du tabac, ont pu accéder aux données d’une étude menée par l’American Cancer Society. En mobilisant un sous-ensemble des données brutes disponibles, l’étude a pu conclure que le lien entre tabagisme, cancer du poumon et maladies coronariennes était considérablement plus faible que ce qui pouvait être annoncé auparavant[6].
Une stratégie avant-gardiste des cigarettiers pour freiner la réglementation
Si l’industrie du tabac n’a pas pu changer le processus d’examen scientifique de l’EPA en 1996, elle a néanmoins très rapidement compris que cette stratégie pouvait susciter l’intérêt de différents secteurs industriels. En effet, dans un document interne, Philip Morris souligne le caractère « remarquablement similaire », entre la problématique du tabagisme passif et celle d’une nouvelle réglementation alors en discussion sur la pollution de l’air. Ainsi, en 1997, l’EPA décide de limiter l’émission de particules aériennes polluantes, associées à une mortalité accrue, selon une étude menée par l’Université de Harvard. Rapidement, le Citizens for a Sound Economy, un groupe de façade de Koch Industries (pétrole), accuse l’EPA de dissimuler les données de l’étude. Ainsi, l’industrie du tabac a joué un rôle d’avant-garde, en cherchant à construire des coalitions d’intérêts avec des industries autour de cette stratégie. Dans un autre document interne, Philip Morris cartographie un certain nombre d’acteurs pouvant être potentiellement en appui dans la promotion de ces nouvelles normes ou opposés à elles, au sein d’un vaste éventail d’industries (alimentation, santé, pharmacie, chimie, transports, énergie, assurances, traitement des déchets)[7]. Une revue interne des contacts effectués auprès des représentants des industries partageant les préoccupations de Philip Morris indique que leur réponse est « généralement positive ».
Le professeur Lisa Bero résume : « Il est bien connu que l'industrie du tabac et d'autres acteurs industriels ont manipulé la conception, la conduite et la publication des recherches pendant des décennies. Cependant, ces entreprises ont également tenté de manipuler les normes d'évaluation de la science, limitant ainsi les preuves qui peuvent être utilisées pour les politiques de santé. La nouvelle règle de transparence s’inscrit dans la continuité de cette stratégie, car elle a pour résultat de limiter l'utilisation des données épidémiologiques humaines disponibles pour les décisions réglementaires. »
En Europe, les « évaluations d’impact » minent la réglementation
Ces techniques de lobbying ne se cantonnent pas aux Etats-Unis. Dans l’Union européenne, l’industrie du tabac, notamment à travers British American Tobacco (BAT), a fait la promotion depuis les années 90 du Business Impact Assessement, ou évaluation d’impact commercial (BIA). Il s’agit, avant la mise en œuvre d’une politique, d’en évaluer les risques et l’opportunité en matière économique, par un calcul coût/avantage. Au premier abord, le BIA apparaît comme un outil d’amélioration et de rationalisation des politiques mises en œuvre. En réalité, comme le montre une étude menée par Anna B. Gilmore[8], spécialiste en contrôle du tabac, la systématisation de l’utilisation d’un tel outil n’est pas neutre. En effet, le BIA donne la primeur au paradigme économique, y compris pour les politiques concernant les secteurs du social, sanitaire ou environnemental. Dès lors, en évaluant des politiques de santé publiques à l’aune de leur impact commercial, l’opportunité de celles-ci apparaît moins évidente. Ensuite, une telle disposition permet de faciliter la participation des entreprises dans les discussions sur les politiques envisagées, considérées comme des parties prenantes. Enfin, le BIA permet ainsi de fournir aux entreprises un outil de contestation des politiques allant à l’encontre de leurs intérêts. De fait, l’évaluation d’impact a été instrumentalisée par l’industrie du tabac, puis par le secteur de la chimie, comme un outil pour retarder, affaiblir ou empêcher des politiques de santé publique.
©Génération Sans Tabac[1] New York Times, A Plan Made to Shield Big Tobacco From Facts Is Now E.P.A. Policy, 04/01/2021, (consulté le 05/01/2021)
[2] Eco Watch, EPA to Adopt Big Tobacco's 'Secret Science' Rule, 05/01/2021, (consulté le jour même)
[3] The Guardian, Trump administration pollution rule strikes final blow against environment, 05/01/2021, (consulté le jour même)
[4] The Nation, Trump’s EPA is promoting a conspiracy theory created by big tobacco
22/11/2019, (consulté le 05/01/2021)
[5] Elisa K. Ong and Stanton A. Glantz, 2001:
Constructing “Sound Science” and “Good Epidemiology”: Tobacco, Lawyers, and Public Relations Firms
American Journal of Public Health 91, 1749_1757, https://doi.org/10.2105/AJPH.91.11.1749
[6] Thun Michael J. More misleading science from the tobacco industry BMJ 2003; 327 :E237
[7] Annamaria Baba, Daniel M. Cook, Thomas O. McGarity, and Lisa A. Bero, 2005:
Legislating “Sound Science”: The Role of the Tobacco Industry
American Journal of Public Health 95, S20_S27, https://doi.org/10.2105/AJPH.2004.050963
[8] Smith KE, Fooks G, Collin J, et al
Is the increasing policy use of Impact Assessment in Europe likely to undermine efforts to achieve healthy public policy?
Journal of Epidemiology & Community Health 2010;64:478-487.
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