Plusieurs dizaines d’employés de la FDA ont quitté l’agence pour l’industrie du tabac et du vapotage
29 octobre 2024
Par: Comité national contre le tabagisme
Dernière mise à jour : 28 octobre 2024
Temps de lecture : 10 minutes
Une enquête menée par The Examination[1] a dévoilé le parcours de plusieurs avocats et employés de la US Food and Drug Administration (FDA) qui ont quitté leur poste pour travailler auprès de l'industrie du tabac et du vapotage. Cette dernière est à la recherche de personnes initiées au fonctionnement de l’agence avec, dans certains cas, la possibilité de démanteler ou d’affaiblir les réglementations.
Au cours des 15 dernières années, plus d’une vingtaine d’avocats de la FDA ont quitté l'agence et son Centre pour les produits du tabac pour conseiller l'industrie du tabac et du vapotage, plaider en sa faveur ou travailler avec elle. C'est ce que révèle une enquête de The Examination qui a analysé les biographies, des documents judiciaires, des travaux publiés, des sites web d'entreprises et des dossiers du gouvernement fédéral.
L'Office of the Chief Counsel de la FDA compte environ 160 avocats. Ce nombre n'inclut pas les dizaines d’autres conseillers juridiques qui ne plaident pas mais travaillent pour d'autres divisions de l'agence, notamment le Centre pour les produits du tabac.
Des anciens de la FDA qui conseillent désormais l’industrie du tabac
En 2023, Perham Gorji, qui a fait carrière comme juriste au sein du gouvernement, contribuant à mener la bataille de la Food and Drug Administration américaine contre le tabac et les produits du vapotage a quitté l'agence pour un grand cabinet d'avocats (DLA Piper) défendant les intérêts de l'industrie du tabac et du vapotage. L'un des nouveaux clients de DLA Piper est Philip Morris International, qui cherche à obtenir l'approbation par la FDA d sa dernière version de l'IQOS. Dans une interview, Gorji a déclaré qu'il ne se voyait « pas rejoindre l'autre côté ». Il a déclaré à The Examination que Philip Morris International était à « l'avant-garde des efforts visant à aider les gens à abandonner la cigarette » avec l’IQOS.
Plus récemment, Michael Varrone a rejoint le cabinet Sidley Austin, qui compte parmi ses clients Juul Labs et maintenant la Global Action To End Smoking, une organisation financée depuis des années par Philip Morris International et qui fait la promotion des nouveaux produits du tabac et de la nicotine comme le tabac chauffé, les produits du vapotage ou encore les sachets de nicotine. Deux autres anciens avocats de la FDA font partie de l'équipe juridique qui représente maintenant le fabricant d'e-cigarettes Wages et White Lion Investments dans une action en justice contestant la manière avec laquelle la FDA évalue les demandes d'autorisation relative aux e-cigarettes - une affaire actuellement pendante devant la Cour suprême.
Le parcours de Jessica Tierney constitue une autre illustration. Elle a rejoint le Centre des produits du tabac de la FDA en 2011, à l’obtention de son diplôme. Elle faisait partie d'une unité qui envoyait des lettres d'avertissement aux fabricants et aux détaillants accusés de fabriquer et de vendre illégalement des produits du tabac et du vapotage. En 2021, Mme Tierney a accepté un poste chez Thompson Hine, l'un des nombreux cabinets d'avocats qui défendent les fabricants d'e-cigarettes. « J'ai hâte d'aider mes clients à se conformer aux réglementations de la FDA et de démystifier l'agence, ses politiques et ses procédures », a-t-elle déclaré dans un communiqué de presse. Elle a ensuite été nommée co-conseillère d'une équipe juridique représentant les fabricants d'e-cigarettes Pop Vapor, Wages and White Lion, Avail Vapor et Magellan Technology, entre autres, selon les dossiers judiciaires. Tierney et l'avocat principal Eric Heyer ont poursuivi la FDA au nom de Wages et de White Lion, arguant que l'agence avait opéré un « revirement surprise » en imposant de « nouvelles exigences » à l'entreprise de vapotage sans l'avoir dûment notifié. L’entreprise a alors contesté les ordonnances de refus de commercialisation de la FDA, mais le cinquième circuit a rejeté leur demande de révision et a confirmé les décisions de la FDA. Les entreprises ont alors demandé au cinquième circuit une nouvelle audience en banc, et le 3 janvier 2024, le panel en banc a renversé la décision, les juges ayant estimé que la FDA avait agi de manière « arbitraire et capricieuse », en violation d'une loi fédérale appelée « Administrative Procedure Act » (APA). Cela signifie que la FDA doit procéder à un examen réglementaire complet des demandes des requérants. En juillet, la bureau du solliciteur général a saisi la Cour suprême à ce sujet qui a accepté de se saisir de l'affaire ; les plaidoiries sont prévues pour le 2 décembre 2024.
Depuis, Maître Tierney a rejoint le bureau de Washington du cabinet Jones Day, l'un des plus grands cabinets d'avocats du pays, qui compte parmi ses principaux clients R.J. Reynolds. Elle indique sur son profil qu'elle « conseille régulièrement ses clients sur la mise sur le marché de nouveaux produits alimentaires, de tabac et vapotage, d'appareils médicaux et de médicaments ».
Des conflits d’intérêts qui ne sont pas prohibés par la FDA
Au Centre pour les produits du tabac, certains avocats ont soulevé des préoccupations internes concernant les conflits d'intérêts des anciens employés qui ont travaillé sur les questions relatives au tabac et au vapotage à la FDA et qui ont ensuite représenté l'industrie du tabac et du vapotage lorsqu'ils ont quitté l'agence. Lors d'entretiens, ces anciens avocats de la FDA ont indiqué qu’ils entretenaient toujours des relations avec leurs anciens collègues de l’agence publique et qu’ils étaient informés des questions internes et stratégies judiciaires en appui des positions de l’industrie du tabac et du vapotage.
Eric Lindblom, directeur de l'Office of Policy du Center for Tobacco Products de 2011 à 2016, a proposé d'interdire aux anciens membres du personnel de travailler pour l'industrie du tabac et du vapotage pendant au moins un ou deux ans, après avoir quitté l'Office of Policy et, ce quel que soit le cas de figure. « Je pensais qu'il était vraiment important que nous ayons cette indépendance », a déclaré M. Lindblom, aujourd'hui chercheur principal à l'Institut O'Neill de l'université Georgetown. « Je voulais également que cela soit fait, non seulement pour garantir une plus grande indépendance, une plus grande liberté par rapport à l'influence potentielle de l'industrie, mais aussi pour aider à filtrer les employés potentiels qui pourraient avoir l'intention de travailler pour l'industrie après le (Centre pour les produits du tabac) ou être ouverts à cette idée », a déclaré M. Lindblom. La proposition est restée lettre morte.
Les règles fédérales concernant les suites professionnelles après avoir exercé certaines fonctions interdisent aux anciens employés de communiquer avec un fonctionnaire fédéral ou de faire pression sur lui pendant deux ans au nom d'un client ou d'un employeur. Cela étant, les employés sont autorisés à travailler « en coulisses » pour conseiller leurs clients, conformément aux lignes directrices de la FDA relatives aux emplois consécutifs à ceux exercés au sein de l’agence.
Des défections qui ont d’importantes conséquences pour la santé publique
Daniel Aaron, ancien avocat de la FDA, affirme que le fait que des avocats ou autres employés ont quitté l'agence pour travailler pour le compte de l'industrie du tabac et du vapotage peut avoir des conséquences considérables sur ce qui « se retrouve dans les rayons des magasins » et la santé publique en général.
Matthew Holman, le principal scientifique de la FDA spécialisé dans le tabac, est parti travailler pour Philip Morris en 2022, peu de temps après avoir approuvé une version antérieure du dispositif IQOS, d'après des documents de la FDA. L'ancien chef de cabinet de la FDA, Keagan Lenihan, qui a quitté l'agence en 2021 a aussi rejoint le cigarettier l'année suivante en charge des questions politiques et réglementaires aux États-Unis.
Ces situations problématiques ne sont pas récentes puisque dans les années 1990, l'ancien commissaire de la FDA, Charles Edwards, a témoigné devant le Sénat américain des efforts déployés par la FDA pour réglementer le tabac. Selon lui, la surveillance de l'agence n'était pas nécessaire. Or à l'époque, Charles Edwards était payé par Philip Morris, comme l’a indiqué un livre intitulé « A Question of Intent », écrit par David Kessler, le commissaire de la FDA à l'époque de l'audition.
En 2018, l’ancien conseiller en chef de la FDA, Gerald Masoudi, a dirigé la défense juridique de Juul lorsque la société était sous le feu des critiques pour avoir vendu des e-cigarettes à des mineurs aux États-Unis. Masoudi est depuis retourné chez Covington & Burling, un cabinet d'avocats où il travaillait auparavant et qui est étroitement lié à l'industrie du tabac depuis près de quarante ans. D’autres noms peuvent être cités comme cet ancien conseiller en chef de la FDA, Peter Hutt, partenaire de longue date de Covington lequel a également représenté l'industrie du tabac).
L’inaction et l’inexpérience de la FDA sur le tabac dénoncées
Lorsque la FDA a commencé à réglementer le tabac en 2009, elle s'est appuyée sur des juristes d'autres unités de la FDA ayant peu ou pas d'expérience dans le domaine du tabac, ou sur de jeunes juristes tout juste sortis de l'école de droit, selon d'anciens membres du personnel interrogés par The Examination.
Les défenseurs de la santé publique ont aidé le personnel de l'agence à se familiariser avec les principales questions relatives au tabac, mais les avocats étaient toujours dépassés comme en témoigne une affaire de 2012 lorsque des avocats chevronnés représentant R.J.Reynolds et d'autres fabricants de tabac ont torpillé la première grande réglementation de la FDA visant à exiger des avertissements sanitaires plus grands sur les paquets de cigarettes. Depuis, « l’inaction »[2] et la « prudence » de l’agence est souvent critiquée par les experts en santé publique. L'agence a par exemple mis plus de dix ans à faire avancer un règlement qui éliminerait la vente des cigarettes mentholées aux États-Unis, ce qui, selon les défenseurs de la santé publique, pourrait sauver des milliers de vies. La FDA a publié une proposition de règlementation visant à interdire ces produits en octobre 2023, mais elle a été suspendue au début de l'année par l'administration Biden à la suite d'un intense lobbying de la part des fabricants de tabac et d'autres groupes de pression. Les organisations de santé publique ont engagé une action en justice, et redoublent d'efforts pour parvenir à établie que la FDA a « indûment retardé » l'adoption d'une interdiction des cigarettes mentholées.
Selon Desmond Jenson, du Public Health Law Center, « la FDA semble être particulièrement tétanisée par la peur des procès intentés par les fabricants de produits du tabac ». « Cette crainte est dans une certaine mesure justifiée, mais elle ne justifie pas l'absence d'action concernant de nombreuses politiques importantes », a-t-il ajouté.
Le directeur du centre du tabac, le Dr Brian King a quant à lui refusé de s’exprimer sur le litige concernant le menthol et a décrit la réglementation sur le menthol comme un processus d'élaboration « très bureaucratique et tortueux ».
AE
[1] Kathryn Kranhold, Former FDA lawyers join tobacco industry in ‘epic’ fight against the agency, The Examination, publié le 21 octobre 2024, consulté le 28 octobre 2024
[2] Génération sans tabac, États-Unis : La FDA interpelée pour son inaction à l’égard du menthol, publié le 3 mars 2021, consulté le 28 octobre 2024
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