Mieux comprendre les déterminants commerciaux de la santé pour réduire l’influence des industries nocives

19 novembre 2024

Par: Comité national contre le tabagisme

Dernière mise à jour : 18 novembre 2024

Temps de lecture : 8 minutes

Mieux comprendre les déterminants commerciaux de la santé pour réduire l’influence des industries nocives

Dans une entrevue donnée dans The News-Letter, de l’université John Hopkins, Anna Gilmore, professeure de santé publique, directrice du Tobacco Control Research Group et codirectrice du Center for 21st Century Public Health à l'université de Bath, en Angleterre, a présenté ses travaux visant à définir l'influence des acteurs commerciales sur la santé publique, connue sous le nom de déterminants commerciaux de la santé (DCS)[1].

Les déterminants commerciaux de la santé désignent la manière dont les acteurs du secteur commercial, leurs produits et leurs pratiques influent sur la santé. Certaines de ces industries : tabac, alcool, agroalimentaire ou encore énergies fossiles déploient de nombreuses stratégies pour entraver la mise en œuvre des politiques relatives à la lutte contre les maladies non transmissibles (cancers, maladies respiratoires et cardiovasculaires, diabète, etc.) causées par les produits de ces industries.

Toutefois, la définition et la lutte contre les déterminants commerciaux de la santé restent complexes en raison de la difficulté d'obtenir des données fiables et du fait de l'influence omniprésente de ces industries sur la perception du public.

Des industries responsables de l’augmentation des maladies non transmissibles

On estime que ces industries sont responsables d'environ 19 millions de décès par an, soit environ 34 % de l'ensemble des décès. Un récent rapport de l’OMS sur les déterminants commerciaux de la santé avait estimé que le tabac, les combustibles fossiles, les aliments ultra-transformés (UPF) et l'alcool sont responsables de plus de 7 400 décès chaque jour dans les 53 États de la région Europe de l’OMS. Globalement, ces quatre industries causent environ 2,7 millions de décès prématurés évitables annuellement dans la région soit environ un quart (24,5 %) de toute la mortalité[2].

Entre 1990 et 2019, la part des maladies non transmissibles (MNT) a augmenté et est passée de 43 % à 54 % de la charge mondiale de morbidité. Les MNT représentent aujourd'hui 71 % du nombre total de décès dans le monde, dont 81 % sont dus à quatre types de maladies (maladies cardiovasculaires, diabète, cancers et maladies respiratoires chroniques). Cette proportion devrait passer à plus de 85 % d'ici 2030[3].

Des pratiques d’influence similaires au sein de ces industries

Dans le cadre de ses travaux, Anna Gilmore a étudié des documents internes du fabricant  British American Tobacco Company (BATCo) et de sa société mère, BAT Industries, qui avaient été rendus publics à la suite d'un litige entre l'État du Minnesota et Minnesota Blue Cross Blue Shield et plusieurs fabricants de tabac. Gilmore s'est également penchée sur d'autres industries et a trouvé des similitudes dans la manière avec laquelle les fabricants de tabac et les entreprises d'autres domaines influençaient les politiques publiques et façonnaient le discours sur les risques pour la santé des produits qu'ils vendent. Parmi ces stratégies, on peut citer l’intimidation ou les recours juridiques pour empêcher l’accès aux preuves concernant la nocivité des produits vendus ; le financement de documents et d’études favorables à l'industrie ; l'engagement de tierces-parties en charge de diffuser un « même message scientifique » en écho, et favorable à l’industrie (à la manière de « chambres d’écho ») ou encore la maximisation d'une couverture médiatique favorable à l'industrie.

Ces entreprises continuent d'exercer une influence considérable sur la recherche scientifique. Bien qu'il existe des lignes directrices visant à garantir la transparence de la recherche, certaines de ces entreprises sont devenues expertes dans l'art de trouver des failles dans ces directives selon Gilmore qui cite l’exemple de l’industrie du tabac. Certaines revues ont par exemple pour politique de ne pas publier les recherches financées par l'industrie du tabac, mais les fabricants contournent ces règles en menant des recherches financées par des organisations tierces externes. Cette forme de financement indirect permet aux entreprises d'influencer les récits scientifiques tout en paraissant neutres et déconnectées du processus de recherche scientifique.

La capacité à influencer l’opinion publique

Gilmore a également souligné le fait que les entreprises se positionnent comme des acteurs impartiaux dans la société. En se positionnant comme « l'ami » du consommateur, les entreprises sont en mesure d'influencer subtilement l'opinion publique et de présenter les problèmes de santé comme des questions relevant de l'action individuelle plutôt que comme des problèmes systémiques construits et perpétués du fait même de leurs activités. Ainsi, la responsabilité de résoudre les problèmes sanitaires et autres causés par ces produits est reportée sur les individus. Ceci exonère les entreprises de toute responsabilité quant aux effets négatifs de leurs produits en particulier sur la santé. Les entreprises sont ainsi en mesure de se soustraire à l’analyse critique du public t de poursuivre la vente et la production de produits nocifs sans être remises en question.

Un exemple concret de transfert de responsabilité à l’encontre du consommateur mis en avant par les associations de lutte contre le tabagisme sont les campagnes de sensibilisation sur la pollution liée aux mégots, orchestrées par les fabricants de tabac[4]. En France, l’éco-organisme Alcome (géré par les principaux fabricants de tabac), en charge de la collecte des mégots a récemment lancé une campagne nationale intitulée « Je jette mon mégot où il faut » dans le but de sensibiliser le fumeur sur le jet sauvage de mégots dans la nature.  Ce discours fait ainsi reposer la responsabilité de la pollution par les mégots sur l’incivilité de ses consommateurs qu’il faudrait éduquer, en omettant de préciser que ces déchets sont d’abord produits par les fabricants de tabac et que leur toxicité résulte tout particulièrement des ingrédients de ces produits et des filtres en plastique qui ne protègent nullement le fumeur.

Le problème de transfert de la responsabilité est encore aggravé par la puissante influence des entreprises sur le paysage médiatique. Selon GiImore, l'évolution de la propriété des médias vers des acteurs fortunés ayant des intérêts commerciaux directs biaise la couverture médiatique. Se développent des récits qui s'alignent sur les intérêts des industries présentées sous un jour plus favorable.  Elles sont présentées comme des acteurs, responsables, impliqués dans la recherche et le développement de produits moins toxiques, soucieux de leurs consommateurs et de leur liberté de choix face à un Etat nounou.

Des cadres juridiques plus solides pour limiter l'influence des entreprises

Pour lutter contre l'influence des entreprises, Gilmore plaide en faveur de cadres juridiques plus solides, en s'inspirant des leçons tirées de la lutte contre le tabagisme. L'article 5.3 de la Convention-cadre de l'Organisation mondiale de la santé pour la lutte antitabac (CCLAT de l’OMS) par exemple vise à empêcher l'industrie du tabac d'interférer dans la politique de santé publique. La CCLAT pourrait ainsi servir de cadre de référence dans la protection des politiques publiques à l’égard de l’ingérence d’autres industries nocives. Ceci passe notamment par la mise en œuvre de politique de gestion des conflits d'intérêts et d'une gouvernance appropriée.

A l’occasion des négociations en cours des Nations Unies pour l’élaboration d’un traité international visant à la réduction de la pollution plastique, les acteurs de la lutte contre le tabagisme plaident pour la prise en compte des conflits d'intérêts dans les articles du traité et pour que la CCLAT soit explicitement mentionnée aux côtés d'autres traités pertinents dans le préambule du traité sur les matières plastiques et dans certains articles ou annexe clés.  Selon eux, les règles établies permettraient de protéger les futures politiques environnementales des intérêts commerciaux de l’industrie du tabac (notamment concernant l’interdiction des filtres de cigarettes demandée par les associations) mais aussi d’autres industries problématiques ayant des intérêts allant à l’encontre de ce traité.

Pour Gilmore, il apparaît également nécessaire de mettre en place des règles plus strictes concernant la propriété des médias afin de réduire l'influence des entreprises sur les médias et de garantir que le public reçoive des informations impartiales sur la santé.

©Génération Sans Tabac

AE


[1] Understanding commercial determinants of health: insights from professor Anna Gilmore, The John Hopkins Newsletter, publié le 12 novembre 2024, consulté le 15 novembre 2024 [2] Génération sans tabac, Europe : Le tabac, l’alcool, les aliments transformés et les combustibles fossiles à l’origine de 2,7 millions de décès prématurés évitables par an, publié le 14 juin 2024, consulté le 15 novembre 2024 [3] Lee K, Freudenberg N, Zenone M, Smith J, Mialon M, Marten R, Lima JM, Friel S, Klein DE, Crosbie E, Buse K. Measuring the Commercial Determinants of Health and Disease: A Proposed Framework. Int J Health Serv. 2022 Jan;52(1):115-128. doi: 10.1177/00207314211044992. Epub 2021 Nov 1. PMID: 34723675; PMCID: PMC8592108. [4] Communiqué, L’éco-organisme ALCOME, outil de greenwashing de l’industrie du tabac en France, CNCT, 2022 Comité national contre le tabagisme |

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