Marchés parallèles du tabac : les chiffres officiels contredisent les estimations de l’industrie

22 octobre 2025

Par: Comité national contre le tabagisme

Dernière mise à jour : 27 octobre 2025

Temps de lecture : 9 minutes

Marchés parallèles du tabac : les chiffres officiels contredisent les estimations de l’industrie

La recherche Tabac échappant à la fiscalité nationale (TAFE)[1], dirigée par les économistes Christian Ben Lakhdar et Sophie Massin (Université de Lille), livre une estimation consolidée de la part du tabac consommé en France échappant à la fiscalité nationale. Financé par la Direction générale des douanes et droits indirects (DGDDI) et la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (MILDECA), ce travail s’inscrit dans le Programme national de lutte contre le tabac 2023-2027, qui prévoit la mise en place d’outils réguliers, indépendants et transparents pour suivre les marchés parallèles du tabac.

L’étude TAFE repose sur une approche multidimensionnelle associant plusieurs sources de données et outils d’analyse économique. Les chercheurs ont d’abord examiné les données de livraisons départementales de tabac aux buralistes sur la période 2016–2023, issues de la DGDDI. Ces informations ont permis de comparer les dynamiques observées entre départements frontaliers et non frontaliers afin d’identifier les effets liés à la proximité de pays à moindre fiscalité. Parallèlement, une analyse comportementale a été menée à partir de l’enquête EROPP 2023 (Échantillon représentatif des opinions et perceptions sur le tabac) et du Baromètre de Santé publique France 2021, afin de mieux comprendre les pratiques d’achat et les profils des consommateurs concernés. Les chercheurs ont enfin utilisé un modèle d’estimation du Tax Gap, consistant à comparer les volumes de tabac livrés aux volumes déclarés comme consommés, afin d’évaluer la part du tabac échappant à la fiscalité. Cette approche a été complétée par des tests de robustesse et des simulations territoriales pour valider la cohérence des estimations.

Des résultats officiels très éloignés des discours de l’industrie du tabac

Les résultats de l’étude TAFE constituent une recherche indépendante, financée par des institutions publiques et conduite selon une méthodologie transparente. Elle fournit une estimation robuste et scientifiquement fondée du tabac échappant à la fiscalité nationale. Ses conclusions s’opposent frontalement aux chiffres diffusés depuis des années par l’industrie du tabac, qui tend à exagérer l’ampleur du phénomène pour défendre ses intérêts économiques.

Les chercheurs estiment que la part du tabac consommé en France échappant à la fiscalité nationale se situe entre 11 % et 20 % de la consommation totale, soit 17,7 % en moyenne. Ce niveau, stable depuis plusieurs années, représente entre 2,8 et 5,8 milliards d’euros de pertes fiscales annuelles. Ces résultats confirment que les marchés parallèles, bien réels et qu’il convient de réduire, ne connaissent pas cependant l’« explosion » souvent évoquée dans le débat public, et qu’ils sont principalement constitués d’achats transfrontaliers plutôt que de contrebande ou de contrefaçon.

À l’inverse, les études financées par l’industrie du tabac — en particulier celles produites par le cabinet KPMG pour le compte de Philip Morris International — avancent des estimations très supérieures, évaluant le commerce parallèle à près de 49 % de la consommation française. Ces études, régulièrement citées par les fabricants dans leurs campagnes de communication et leurs prises de position publiques, sont dépourvues de transparence méthodologique : leurs sources de données ne sont pas publiques, les définitions du commerce « illicite » varient selon les pays, et les hypothèses retenues sur les comportements d’achat ne reposent sur aucune enquête indépendante. Plusieurs chercheurs et institutions, dont la Commission européenne, ont déjà souligné les limites méthodologiques de ces travaux, qui amalgament souvent les achats transfrontaliers légaux à des ventes illicites.

Les chercheurs soulignent que la communication alarmiste de l’industrie du tabac sur les marchés parallèles s’inscrit dans une stratégie plus large visant à influencer les politiques publiques en particulier les politiques fiscales et à retarder les mesures de santé publique. En brandissant la menace d’une prétendue explosion du commerce illicite, les fabricants cherchent à dissuader les gouvernements d’augmenter les taxes, tout en détournant l’attention de leurs propres pratiques commerciales, notamment le sur-approvisionnement volontaire des zones frontalières qui favorise les reventes transfrontalières.

Des écarts territoriaux qui s’expliquent avant tout par la proximité frontalière

L’étude TAFE met en évidence une forte hétérogénéité territoriale dans la répartition du tabac échappant à la fiscalité.  Les départements frontaliers, notamment ceux situés à proximité immédiate de pays à fiscalité plus faible — tels que la Moselle, le Nord, le Pas-de-Calais, le Bas-Rhin, le Haut-Rhin, les Pyrénées-Atlantiques ou encore le Territoire de Belfort — enregistrent une diminution particulièrement marquée des volumes de tabac livrés aux buralistes. Cette baisse en volume résulte de la diminution de la prévalence tabagique en France. Dans les zones frontalières, la baisse dépasse 45 % sur la période étudiée, contre environ 25 % dans les départements non frontaliers. Ces écarts entre les différentes zones traduisent un phénomène structurel : la disponibilité de produits du tabac à moindre coût de l’autre côté de la frontière entraîne un report chez une proportion de fumeurs français vers ces achats dans les débits aux frontières des pays voisins.

En valeur, les débitants de tabac ont connu pendant la période une progression de leurs revenus liés à la vente des produits du tabac (+27% car la baisse en volume a été moindre que la hausse en valeur des prix des produits sur lesquels ils sont rémunérés). En revanche, dans les départements frontaliers, la baisse des ventes légales s’établit à plus de 13 % entre 2016 et 2023. Ce constat souligne que les fluctuations observées dans les statistiques nationales de ventes ne reflètent pas nécessairement une variation de la consommation, mais avant tout une redistribution géographique des achats.

Le confinement du printemps 2020, lié à la pandémie de Covid-19, a constitué un véritable test grandeur nature pour cette hypothèse. Pendant la période de fermeture des frontières, les ventes de tabac dans les départements frontaliers ont connu une hausse significative, traduisant le report des achats transfrontaliers vers le réseau légal français. Dès la réouverture des frontières, les volumes ont de nouveau diminué, confirmant que le différentiel de prix et le poids que constituent les achats transfrontaliers dans le manque à gagner fiscal pour la France.

Pour quantifier ces écarts, les chercheurs ont réalisé des simulations territoriales. Si tous les départements français avaient connu la même évolution que la Vendée — territoire ayant enregistré la baisse la plus faible des livraisons —, les ventes nationales auraient été supérieures d’environ 7 000 tonnes. À l’inverse, si tous les départements avaient évolué comme la Moselle, les volumes livrés auraient été inférieurs d’environ 12 000 tonnes. Ces modèles statistiques permettent d’estimer que la part du tabac acheté en dehors du réseau légal se situe entre 11 % et 16 % des volumes livrés, confirmant la prédominance du facteur géographique.

Ainsi, loin d’une dynamique de marché noir national, les résultats du rapport montrent que le TAFE (tabac échappant à la fiscalité nationale) correspond principalement à des comportements individuels d’achat transfrontalier délibérément entretenus par le sur-approvisionnement des marchés frontaliers par les fabricants de tabac. Ce constat rejoint les conclusions du Baromètre Santé publique France, qui montre que près de 15 % des fumeurs déclarent acheter leur tabac dans un pays limitrophe, contre moins de 1 % qui affirment s’en procurer par des circuits illicites ou de rue. La responsabilité du manque à gagner fiscal résulte donc non pas de comportements inciviques mais bien d’une pratique de contournement des fabricants concernant les marchés de livraisons.

Le profil des acheteurs de tabac hors fiscalité éclaire un débat public parasité par l’industrie

L’étude TAFE offre un éclairage inédit sur le profil des consommateurs de tabac échappant à la fiscalité nationale et sur leurs motivations. En croisant les données du Baromètre de Santé publique France 2021 et d’une enquête spécifique menée auprès de 303 fumeurs réalisant une partie de leurs achats hors réseau, les chercheurs brossent un portrait nuancé, loin des stéréotypes souvent véhiculés dans le débat public.

Les acheteurs de tabac hors fiscalité sont majoritairement des fumeurs réguliers, dont le niveau de dépendance tabagique est modéré à élevé. Ils appartiennent le plus souvent à des catégories socio-professionnelles favorisées et résident principalement dans les zones frontalières ou urbaines. Le phénomène n’est donc pas marginal ni exclusivement lié à la précarité : il traduit plutôt une adaptation des comportements d’achat face aux écarts de prix du tabac entre pays européens. Contrairement à certaines idées reçues, ni le niveau de revenu, ni celui d’éducation ne semblent influencer de manière significative la propension à acheter du tabac en dehors du réseau légal.

Les motivations exprimées par ces consommateurs confirment cette logique : le prix reste le principal déterminant (74 % des répondants), mais d’autres facteurs interviennent, tels que la fréquence des voyages à l’étranger (35 %), les horaires peu pratiques des buralistes (18 %), ou encore la volonté de ne pas « enrichir l’État ». Ces justifications traduisent une forme de normalisation du recours à ces achats parallèles : 67 % des répondants déclarent ne pas avoir le sentiment de frauder, bien qu’ils connaissent la réglementation en vigueur.

Ces résultats apportent une contradiction directe au discours industriel qui présente ces consommateurs comme des acteurs involontaires du commerce illicite ou comme des victimes des hausses de taxes. Pour le Comité national contre le tabagisme (CNCT), ces données constituent un outil essentiel pour objectiver le débat public et contrer la désinformation propagée depuis plusieurs années par les fabricants de tabac. En insistant sur une prétendue explosion du commerce illicite, ces derniers cherchent à affaiblir les politiques fiscales et à détourner l’attention des véritables leviers de santé publique.

[1] Christian Ben Lakhdar, Sophie Massin, Recherche TAFE : une estimation scientifique du marché du tabac échappant à la fiscalité nationale, MILDECA, publié le 22 octobre 2025, consulté le jour-même

©Génération Sans Tabac

AE

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