Dans une lettre ouverte, « cent spécialistes » de la nicotine soulèvent la question de la réduction des risques

21 octobre 2021

Par: Comité national contre le tabagisme

Dernière mise à jour : 21 octobre 2021

Temps de lecture : 10 minutes

Dans une lettre ouverte, « cent spécialistes » de la nicotine soulèvent la question de la réduction des risques

Un groupe de « cent spécialistes en matière de science et de politique de la nicotine » de la CCLAT a adressé une lettre ouverte aux chefs de délégation de la 9ème session de la Conférence des Parties (COP9) de la Convention-cadre pour la lutte antitabac en novembre 2021 pour leur demander d’intégrer la réduction des risques du tabac dans leurs délibérations. Une initiative qui n’est pas dénuée d’intérêt, mais sur laquelle quelques éléments troublants jettent une ombre.

Adoptée en 2003 et aujourd’hui ratifiée par 181 pays et l’Union européenne, la Convention-cadre pour la lutte antitabac (CCLAT), portée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), pose les principes de base des politiques de lutte contre le tabagisme et réunit de nombreuses dispositions, que chaque pays s’engage à appliquer[1]. Tous les deux ans, la Conférence des Parties réunit l’ensemble des Parties à ce traité pour évaluer et compléter le traité initial avec, entre les sessions, la mise en œuvre des mesures adoptées et la préparation des travaux décidés par les pays. En 2021, se tiendra, du 8 au 13 novembre, la 9ème session de la Conférence des Parties (COP) de manière virtuelle en raison de la situation sanitaire.

La lettre ouverte est disponible en plusieurs langues, dont le français, sur le site The Counterfactual animé par Clive Bates, un ancien dirigeant d’Action on Smoking and Health (Londres) de 1997 à 2003. Elle apparaît sous le titre « Cent spécialistes demandent à l'OMS de modifier sa position hostile à la réduction des risques du tabac ». Les signataires accusent l’OMS de « tourner le dos à une stratégie de santé publique qui pourrait éviter des millions de décès liés au tabagisme. » Ils demandent « instamment aux Parties à la CCLAT d’encourager l’OMS à supporter et promouvoir l’inclusion de la réduction des méfaits du tabac dans la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac. »

Une mise en cause de l’OMS

Les signataires de la lettre ouverte reprochent à l’OMS de s’opposer à la promotion agressive de nouveaux produits du tabac. Cette critique de l’OMS oublie que celle-ci pense globalement, alors que la majorité des exemples et des études citées dans la lettre ouverte se rapporte aux États-Unis, à la Grande Bretagne et aux pays les plus riches du monde. Si un pays comme le Tchad décidait de réglementer l’accès à ces produits, de quel droit l’OMS pourrait-elle l’en dissuader[2]?

Ce n’est peut-être pas l’intention des signataires de la lettre, mais cette attaque de l’OMS fait écho à une attaque similaire de Philip Morris contre l’organisation onusienne, que le cigarettier accuse « de ne pas reconnaître la science et l'innovation solides qui sous-tendent les alternatives à la cigarette » (ici, Philip Morris fait référence à ses propres études)[3]. Elle fait aussi écho, en reprenant les mêmes arguments, à une lettre ouverte adressée en janvier 2019 aux membres du Conseil exécutif de l’OMS par le président de la Fondation pour un monde sans tabac, qui est notoirement un organisme écran de Philip Morris[4].

On peut comprendre que l’OMS soit la bête noire de Philip Morris et des autres multinationales du tabac, car la défense de la santé publique à l’échelle mondiale fait obstacle à leurs velléités de conquête des marchés émergents du tabac (notamment cet immense marché potentiel qu’est le continent africain) et de leurs nouveaux produits. Pour ce qui concerne les partisans de la santé publique, il est permis de se demander si une telle attaque frontale contre l’OMS constitue la meilleure méthode pour obtenir d’elle le changement désiré.

Un amalgame entre les produits « à risque réduit »

Les signataires de la lettre ouverte amalgament tous « les produits à base de nicotine qui n’impliquent pas la combustion de feuilles de tabac et l’inhalation de fumée » sous une seule étiquette : « produits à risque réduit » (avec « produits sans fumée » comme synonyme). C’est un très large éventail de produits qui comprend « les produits de vapotage, les nouveaux sachets de nicotine orale, les produits du tabac chauffé et le tabac sans fumée (…), comme le snus ». Cet amalgame réalisé, les signataires déclarent sans transition qu’ « il existe des preuves irréfutables » que ces produits sans fumée « sont beaucoup moins nocifs que les cigarettes et qu’ils peuvent supplanter le tabagisme au niveau individuel et au niveau de la population. » Et cela moins de deux mois après l’annonce par la Food and Drug Administration (FDA) des États-Unis de refuser « des demandes de mise sur le marché d'environ 55 000 produits de cigarettes électroniques aromatisées, faute d'avoir pu prouver qu'ils protègent correctement la santé publique » et d’exiger qu’ils soient retirés du marché[5].

Une libre interprétation des avis de la FDA

Les signataires se font les défenseurs inconditionnels des produits du tabac chauffé (dont le marché est dominé par l’IQOS de Philip Morris) en s’appuyant sur la décision de la FDA d’accorder à l’IQOS le statut de « produit à exposition modifiée ». Ils oublient toutefois de préciser que cet accord n’est que provisoire. D’autre part leur déclaration que ces produits « peuvent constituer une alternative à la cigarette conventionnelle plus acceptable et à risque réduit pour certains fumeurs » est contredite par la FDA, qui indique dans son rapport que de telles allégations sont « infondées »[6]. La FDA est très explicite sur cette question :

« En ce qui concerne les demandes d'ordonnance de modification des risques, le demandeur [Philip Morris] n'a pas démontré que, tels qu'ils sont effectivement utilisés par les consommateurs, les produits vendus ou distribués avec les informations sur les risques modifiées proposées réduiront de manière significative les dommages et le risque de maladies liées au tabac pour les consommateurs de tabac individuels et bénéficieront à la santé de la population dans son ensemble […]. »[7]

La lettre ouverte présente donc une version tronquée et fortement sélective de la décision de la FDA concernant l’IQOS qui lui faire dire l’opposé de ce qu’elle dit. Elle cite l’exemple du Japon, où l’introduction des produits du tabac chauffé fut accompagnée d’une forte diminution de la consommation de cigarettes. Mais les signataires auraient pu tout aussi bien prendre l’exemple de la République de Corée, où l’introduction de l’IQOS n’a été accompagnée, sur la même période (2015-2020), que d’une très faible baisse de la consommation de cigarettes conventionnelles, de seulement 4% et a eu pour résultat une augmentation de la consommation de produits du tabac, de 4%. Ils auraient aussi pu mentionner comme contre-exemple le cas des Philippines, marché sur lequel les produits du tabac chauffé étaient absents pendant la période 2015-2020 et qui a néanmoins vu sa consommation de cigarettes diminuer de 32%[8]. Là encore, la lettre ouverte donne une version tronquée et sélective de la réalité.

Un volet de la CCLAT à renforcer

Malgré les limites et le caractère peu rigoureux de leur argumentation, les signataires de la lettre ouverte soulèvent toutefois un véritable problème. Pour être équilibrée et complète, la lutte contre le tabagisme et l’addiction à la nicotine doit reposer sur trois piliers, qui sont la prévention, l’aide à l’arrêt, et la réduction des risques, comme le reconnaît d’ailleurs l’article 1.d de Convention-cadre (qui utilise une taxonomie un peu différente mais analogue) : « On entend par « lutte antitabac » toute une série de stratégies de réduction de l’offre, de la demande et des effets nocifs visant à améliorer la santé d’une population en éliminant ou en réduisant sa consommation de produits du tabac et l’exposition de celle-ci à la fumée du tabac. » Les directives développées par les Parties de la Convention-cadre concernent quasi exclusivement les deux premiers piliers, la prévention et l’aide à l’arrêt (ou la réduction de la demande et la réduction de l’offre). Force est de constater que la réduction des risques a été délaissée par la CCLAT, et par l’OMS.

Plusieurs raisons peuvent être invoquées pour expliquer cette absence d’intérêt : il y a peut-être l’impression erronée qu’en ayant une bonne politique de prévention et d’aide à l’arrêt, la réduction de risques devient superflue ; il y a aussi la crainte d’aborder un sujet complexe, caractérisé par un niveau de bruit élevé, et de s’y embourber ; il y a enfin le désir d’éviter un sujet qui peut potentiellement diviser et pour lequel les mécanismes de décision par consensus pratiqués par la Conférence des Parties risquent d’être inadaptés.

Cependant, en évitant de traiter le sujet de la réduction des risques, la CCLAT a créé un vide dans lequel l’industrie du tabac s’est engouffrée, pour détourner cette notion, la dénaturer, et en faire un instrument de propagande et de marketing. Dans un tel contexte, il semble non seulement souhaitable, mais urgent, que la CCLAT et l’OMS, se réapproprient la notion de réduction des risques et travaillent ensemble pour élaborer des directives sur cette importante question de santé publique.

Mots clés : CCLAT, COP, OMS, Nicotine, réduction des risques

©Génération Sans Tabac

MF - PD


[1] World Health Organization, Framework Convention on Tobacco Control, consulté le 19 octobre 2021.

[2] Adam, D. Tabac et cigarette électronique - La cigarette électronique vue d’ailleurs : l’exemple du Tchad, AFIS Science, consulté le 28 octobre 2021

[3] World Health Organization fails to put science at the core of public policy. Our Science. Philip Morris International, 28 juillet 2019, https://www.pmi.com/our-science/world-health-organization-fails-to-put-science-at-the-core-of-public-policy (consulté le 27 octobre 2021)

[4] Yach, D. An open letter to the WHO Executive Board, 24 janvier 2019. https://www.ft.com/brandsuite/smoke-free-world/an-open-letter-to-who-executive-board.html (consulté le 27 octobre 2021)

[5] U.S. Food and Drug Administration. FDA Denies Marketing Applications for About 55,000 Flavored E-Cigarette Products for Failing to Provide Evidence They Appropriately Protect Public Health, 26 août 2021, https://www.fda.gov/news-events/press-announcements/fda-denies-marketing-applications-about-55000-flavored-e-cigarette-products-failing-provide-evidence (consulté le 27 octobre 2021)

[6] “…the claims “Scientific studies have shown that switching completely from conventional cigarettes to the IQOS system can reduce the risks of tobacco‐related diseases.” and “Switching completely to IQOS presents less risk of harm than continuing to smoke cigarettes.” are not substantiated.” Dans U.S. Food and Drug Administration. Scientific Review of Modified Risk Tobacco Product Application (MRTPA) Under Section 911(d) of the FD&C Act -Technical Project Lead, 29 juin 2020, https://www.fda.gov/media/139796/download

[7] Ibid. La traduction est de la rédaction.

[8] Les statistiques de consommations de produits du tabac utilisées dans ce paragraphe sont dérivées des données sur les principaux marchés du tabac présentées dans les rapports trimestriels de PMI.

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