Le tabac comme obstacle au développement : le cas du Malawi

21 janvier 2020

Par: communication@cnct.fr

Dernière mise à jour : 6 août 2024

Temps de lecture : 14 minutes

Le tabac comme obstacle au développement : le cas du Malawi

Sommaire

  • De l’illusion du bénéfice économique à la dépendance à l’industrie du tabac
  • La paupérisation des cultivateurs
  • Le travail des enfants, un scandale humanitaire
  • Une pauvreté multi-générationnelle
  • La destruction de l’écosystème par la culture du tabac
  • Adhérer à la CCLAT pour retrouver sa souveraineté

Depuis des décennies, l’argument du développement et de la prospérité économique est brandi par les cigarettiers pour pousser les pays et les populations locales à se lancer dans la culture de feuilles de tabac. Concentrée à 90% dans les pays à moyens et faibles niveaux de revenus [1], la production de tabac est pointée du doigt par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) comme facteur aggravant de pauvreté [2], incompatible avec les Objectifs de Développement Durables [3] (ODD), définis par les Nations Unies. Le Malawi est l’un des derniers pays à ne pas avoir signé la Convention cadre pour la lutte anti-tabac (CCLAT), le premier et unique traité international de santé publique. Il est un exemple édifiant pour comprendre l’inadéquation structurelle entre les intérêts inconciliables de l’industrie du tabac et les ODD.

Avec près de 130 000 tonnes produites chaque année, le Malawi est le septième producteur mondial de tabac [4]. Cette prépondérance du tabac dans l’économie Malawienne tient en partie à une raison historique. Dès les années 60, l’intensification de la culture du tabac est vue du bon œil par les pouvoirs publics, cherchant à faire rattraper le retard économique d’un pays nouvellement indépendant [5]. Pourtant, alors que sa situation politique est stable, qu’il dispose d’excellentes ressources, et qu’il est entouré de voisins dynamiques, à l’instar de la Tanzanie, le Malawi est un pays dévasté par la pauvreté [6].

En raison de ses effets délétères sur la santé, les pouvoirs publics abordent d’abord la question du tabagisme sous l’angle sanitaire. Cependant le tabac ne se borne pas à la problématique de la santé publique, et renvoie à des problématiques plus larges de croissance économique, d’éducation, de pauvreté, et d’environnement, particulièrement importantes pour certains pays en développement.

De l’illusion du bénéfice économique à la dépendance à l’industrie du tabac

L’industrie du tabac, ayant compris depuis plus de quarante ans le potentiel économique et commercial que pouvait représenter le Malawi pour elle, a développé une rhétorique tendant à vanter et exagérer sa contribution au développement de l’économie du pays.

Au premier regard, le tabac semble occuper une place indispensable dans ce pays du sud de l’Afrique, tant il participe à l’économie nationale. En nombre de tonnes, le Malawi exporte vingt fois plus de tabac que de thé, pourtant le deuxième produit d’exportation du pays.

Considéré comme le « pétrole vert », le tabac apparaît comme une véritable manne financière : on estime qu’il correspond à 70% des recettes en devises étrangères, en apportant chaque année plus de 160 millions de dollars à l’économie nationale [7]. En fait, la capacité de l’Etat à investir dans des infrastructures, les transports, dans l’éducation ou la santé, est étroitement liée aux recettes générées par l’industrie du tabac. Autrement dit, loin de réunir les conditions favorables à un développement durable, les cigarettiers ont fait du Malawi le pays le plus dépendant au tabac du monde[8].

Cette dépendance du Malawi à la culture du tabac est pernicieuse pour deux raisons [9].

D’abord, cette situation tend à rendre le pays extrêmement vulnérable aux fluctuations du prix du tabac. La hausse de la production nationale et la diminution de la demande d’un nombre croissant de pays ont contribué à réduire les revenus générés par le tabac au Malawi. Les conséquences économiques pour la population sont directes : en cinq ans, le revenu par habitant a diminué de 30%.

Par ailleurs, le Malawi se caractérise par des conditions climatiques difficiles : le pays est souvent confronté aux inondations et aux sécheresses. En destinant une grande partie de ses terres arables à la culture du tabac, le pays s’expose à une insécurité alimentaire permanente, aux malnutritions, conduisant à des épisodes de graves pénuries alimentaires. On peut considérer qu’une reconversion des cultures du tabac vers une agriculture nourricière pourrait contribuer à assurer sa souveraineté alimentaire.

La paupérisation des cultivateurs

S’il est indéniable que la culture du tabac génère une certaine richesse, celle-ci ne profite qu’à une part minime de la population locale [10]. La production y est d’ailleurs éparpillée : au Malawi, 440 000 personnes vivent de la culture du tabac [11].

En dehors des grandes exploitations industrielles à fort rendement, celle-ci reste une activité très peu rentable [12]. Une grande partie des petits producteurs, trop pauvres pour obtenir des prêts pour d’autres agricultures, contractent des accords avec les industriels du tabac. Ces derniers s’engagent à allouer des fonds nécessaires au fermier, ainsi qu’une quantité donnée de produits chimiques nécessaires (engrais, pesticides, etc). De son côté, le petit exploitant doit verser l’intégralité de sa production aux industriels, selon un prix défini à l’avance. Les recherches sur ce sujet tendent à montrer que bien souvent, les producteurs sous-estiment les coûts liés à la production et surestiment les retours financiers de cette activité.

A la fin de la saison, les recettes de tabac vendu sont régulièrement insuffisantes pour rembourser les dettes contractées par l’exploitant. De cette façon, ce dernier recommence l’année suivante dans une situation financière encore plus défavorable [13], lié par contrat avec l’industrie du tabac, l’empêchant ainsi de se tourner vers une agriculture plus rentable.

Le manque de rentabilité de la culture du tabac s’explique de deux façons : les deux principaux marchands de tabac du Malawi, Alliance One International et Universal Corporation, profitent d’un rapport de force favorable pour faire pression à la baisse sur le prix de vente des feuilles de tabac [14] (éclatement de la production en petites unités, faiblesse des moyens de négociation). Ensuite, selon Marty Otañez, chercheur et anthropologue à l’Université du Colorado, cette compression des prix est également encouragée par ces deux acteurs à travers l’achat de tabac de contrebande issu du Mozambique et de la Zambie, pays limitrophes du Malawi [15].

Le travail des enfants, un scandale humanitaire

La culture du tabac est d’autant moins rentable qu’elle est une activité particulièrement éprouvante. On estime que pour un seul hectare de culture de tabac, jusqu’à 3000 heures de travail par an et par personne sont nécessaires. Pour ne donner qu’un seul élément de comparaison, une même surface destinée à la culture du maïs n’en demande que 265[16]. Ainsi, bien qu’aucune étude précise n’existe à ce sujet, on estime à environ 80 000 personnes le nombre d’enfants travaillant dans les exploitations de tabac du Malawi [17], dont les journées de travail peuvent s’élever jusqu’à douze heures, sous une chaleur écrasante.

Surtout, la présence d’enfants dans les champs de tabac est particulièrement problématique pour des raisons sanitaires. D’abord, pour pousser, les feuilles de tabac nécessitent de grandes quantités de produits chimiques [18], la plupart du temps déversés sans la moindre protection, mettant en péril la santé des exploitants et des enfants : les planteurs ignorent bien souvent les dangers auxquels ils s’exposent.

Ensuite, lorsque les feuilles de tabac sont récoltées à mains nues, une partie de la nicotine présente dans la plante est absorbée par l’organisme à travers la peau. Cette intoxication à la nicotine –puissant neurotoxique- provoque des nausées, vomissements, maux de tête, malaises, et une arythmie cardiaque. Appelé maladie du tabac vert, ce phénomène touche d’autant plus les enfants, compte tenu de leur petite taille -relativement aux fortes doses de nicotines absorbées. Ainsi, jusqu’à 54 milligrammes de nicotine peuvent finir dans l’organisme d’un enfant en une seule journée, soit l’équivalent de cinquante cigarettes. Dans de telles quantités, la nicotine est un élément dévastateur chez l’enfant, en ce qu’elle en affecte lourdement le développement cognitif [19].

Une pauvreté multi-générationnelle

Embauchés dans les plantations de tabac, les enfants sont éloignés de toute scolarité et de toute perspective d’évolution. Dans une étude réalisée en 2000, 25% des fermiers Malawiens n’avaient bénéficié d’aucune éducation scolaire, 40% ne savaient pas lire, 40% ne savaient pas écrire, et 40% ne savaient pas compter [20]. Ainsi, la culture du tabac au Malawi, loin d’enrichir la population, en enferme une partie dans des cycles de pauvreté multigénérationnels, difficiles à rompre. Selon la même étude, parmi ces 80 000 enfants, 10% ne vont pas à l’école primaire, et 91% ne vont pas dans le secondaire (en n’observant que le quintile le plus riche).

Si l’industrie du tabac a multiplié les déclarations de bonnes intentions à ce sujet, arguant sa volonté d’en finir avec l’exploitation des enfants, il n’en demeure pas moins que cette main d’œuvre gratuite a permis d’économiser 10,6 millions de dollars entre 2000 et 2016[21]. Ainsi donc on observe une fois de plus l’incompatibilité structurelle entre les intérêts financiers de l’industrie du tabac et les objectifs de développement durable tels qu’ils ont été définis par les Nations Unies.

La destruction de l’écosystème par la culture du tabac

Par définition, la culture du tabac, extrêmement gourmande en produits chimiques, est en opposition totale avec le principe d’agriculture durable. En effet, l’utilisation massive d’engrais, de pesticides, de fumigants, d’herbicides et de fongicides, a pour conséquence l’intoxication et l’infertilisation des sols, et la pollution des nappes phréatiques.

Au Malawi, la déforestation est un enjeu national. Tous les ans, 30 à 40 000 hectares de forêt disparaissent, conduisant au bouleversement de l’écosystème local, à l’appauvrissement de la biodiversité et à la perturbation des cycles biochimiques et écologiques [22]. Selon une étude[23] publiée en 2019 par la revue Proceedings of the National Academy of Science (PNAS), les observations satellites permettent d’affirmer que le pays a perdu 14% de sa surface forestière entre 2000 et 2016. Les données empiriques recueillies montrent que le rythme de déforestation du Malawi, l’un des plus élevés du continent, conduit à diminuer l’accessibilité de la population à l’eau potable. La destruction des forêts équivaut, en eau disponible, à une diminution des précipitations de 9% depuis 2000, et de 18% depuis 1990.

Le changement climatique, qui devrait accentuer l’irrégularité des précipitations, plonge le Malawi dans un risque grave de pénurie, alors que 17% des Malawiens n’ont toujours pas accès à l’eau potable.

Or, l’industrie du tabac a une lourde responsabilité dans la déforestation du Malawi. D’une part, elle est à la recherche constante de nouveaux espaces de culture. D’autre part, le Malawi offre un bois de qualité, et une ressource d’énergie bon marché pour le séchage du tabac [24]. Au total, ce secteur est responsable de 40% de la déforestation du pays depuis 1970[25].

Face à ce problème, l’industrie du tabac a été impliquée dans des plans destinés à ralentir la déforestation : en 2016, près de 11 000 arbres ont été distribués par les industriels aux exploitants. Cependant, en raison de l’absence de concordance des livraisons et des saisons, du manque de coordination avec les pouvoirs locaux et de suivi, seuls 257 arbres ont survécu [26].

Adhérer à la CCLAT pour retrouver sa souveraineté

Selon Marty Otañez [27], les deux principaux marchands de tabac agissent comme un cartel et contrôlent directement et via des tierces parties à l’origine des politiques publiques au Malawi. La présence de ces entreprises dans les cercles décisionnaires a un triple objectif : influencer les décisions gouvernementales sur les questions relatives au développement commercial du tabac, empêcher toute décision allant à l’encontre des intérêts de l’industrie, et assurer le maintien à bas prix du tabac. En d’autres termes, l’action économique et politique de l’industrie du tabac pose la question de la souveraineté du Malawi.

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Compte tenu des éléments développés plus haut, il n’est guère surprenant que le Malawi soit l’un des derniers pays du monde à ne pas avoir signé la CCLAT, dont la mission principale est de réduire la consommation et l’offre de tabac. La convention [28], comme le stipule son article 17, s’engage par ailleurs à offrir aux travailleurs et aux cultivateurs du tabac une alternative crédible et économiquement viable à la culture du tabac, notamment à travers une aide à la reconversion vers des cultures plus rentables, moins énergivores et moins nocives pour les populations comme pour l’environnement. Bien plus qu’un frein, l’industrie du tabac est un véritable obstacle à la viabilité de certaines régions du monde, en s’opposant à 13 des 16 Objectifs de Développement Durable de l’ONU.

©Génération Sans Tabac


[1] Maria Zafeiridou, Nicholas S Hopkinson, Nikolaos Voulvoulis, « Cigarette Smoking: An Assessment of Tobacco’s Global Environmental Footprint Across Its Entire Supply Chain », American Chemical Society, 3 juillet 2018.

https://pubs.acs.org/doi/pdf/10.1021/acs.est.8b01533?rand=r0fqiked

[2] Organisation Mondiale de la Santé. « Le tabac aggrave la pauvreté des pays » https://www.who.int/tobacco/communications/events/wntd/2004/tobaccofacts_nations/fr/

[3] Organisation des Nations Unies. « 17 objectifs pour sauver le monde ». https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/objectifs-de-developpement-durable/

[4] Margarete C Kulik, Stella Aguinaga Bialous, Spy Munthali, Wendy Max, « Tobacco growing and the sustainable development goals, Malawi », Bull World Health Organ, 1er mai 2017. https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC5418823/pdf/BLT.16.175596.pdf

[5] BROWSE Martin. « A century of growth ? A history of tobacco products and marketing in Malawi. 1890-2005 ». Institute of development, Policy and management. Octobre 2011.

https://pdfs.semanticscholar.org/a429/d2a86a5512553580f11ead042eb258258aa8.pdf

[6] DOUET Marion, Le Monde, « Pourquoi l’économie du Malawi ne fait toujours pas un tabac », 31 mai 2018. https://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/05/31/pourquoi-l-economie-du-malawi-ne-fait-toujours-pas-un-tabac_5307548_3212.html

[7] DAVIES Peter. « Malawi : addicted to the leaf », BMJ Global Health. 2003.

https://tobaccocontrol.bmj.com/content/12/1/91.full

[8] Ibid

[9] Ibid

[10] Millington, A. and W. Jepson.Land, « Tropics: Changing Agricultural Landscapes. Springer », Juin 2008.

https://www.researchgate.net/publication/267834172_CHAPTER_14_-The_Tobacco_Industry_in_Malawi_A_Globalized_Driver_of_Local_Land_Change

[11] Ibid

[12] Donald Makoka, Jeffrey Drope, Adriana Appau, Ronald Labonte, Qing Li, Fastone Goma, Richard Zulu, Peter Magati, Raphael Lencucha, « Costs, revenues and profits: an economic analysis of smallholder tobacco farmer livelihoods in Malawi », BMJ Global Health, 2017. https://tobaccocontrol.bmj.com/content/26/6/634

[13] Ibid

[14] Ibid

[15] OTANEZ Marty, « Global leaf companies control the tobacco market in Malawi », Tobacco Control, 2007.

https://pdfs.semanticscholar.org/c4b9/5356655c3049a290a439ce44d0f083b67f1a.pdf?_ga=2.20818360.102887750.1567778961-358401650.1567419086

[16] Stop-Tabac. « Culture du tabac : les impacts socio-économiques et environnementaux».

https://www.stop-tabac.ch/fr/la-culture-du-tabac

[17] Ibid

[18] Patricia A. McDaniel, Gina Solomon,Ruth E. Malone, « The Tobacco Industry and Pesticide Regulations: Case Studies from Tobacco Industry Archives », Environmental Health Perspectives, Décembre 2005.

https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC1314901/pdf/ehp0113-001659.pdf

[19] Ibid

[20] Torres L. « The smoking business. Tobacco workers in Malawi »,Institute for Applied Social Science; 2000.

[21] Ibid

[22] Susan Ngwira,Teiji Watanabe, « An Analysis of the Causes of Deforestation in Malawi: A Case of Mwazisi », Multidisciplinary Digital Publishing Institute, 4 février 2019.

https://www.researchgate.net/publication/331836451_An_Analysis_of_the_Causes_of_Deforestation_in_Malawi_A_Case_of_Mwazisi

[23] Annie Mwayi Mapulanga and Hisahiro Naito, « Effect of deforestation on access to clean drinking water », Proceedings of the National Academy of Science, 23 avril 2019.

[24] Ibid

[25] ASH, « Big Tobacco’s Big Environmental Impact », 6 avril 2019.

https://ash.org.uk/media-and-news/big-tobaccos-big-environmental-impact/

[26] Ibid

[27] Ibid

[28] Convention cadre de l’OMS pour la lutte anti-tabac. https://apps.who.int/iris/bitstream/handle/10665/42812/9242591017.pdf?sequence=1

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