Un partenariat opaque révélateur de l’influence de l’industrie du tabac au Laos
25 juin 2025
Par: Comité national contre le tabagisme
Dernière mise à jour : 18 juin 2025
Temps de lecture : 6 minutes
Une enquête menée par le média The Examination[1] révèle qu’un accord confidentiel entre le fabricant de cigarettes Imperial Brands et l’État lao a permis de maintenir pendant plus de deux décennies des prix extrêmement bas pour les cigarettes dans le pays. Ce partenariat, resté secret pendant vingt-cinq ans, aurait enrichi discrètement un proche du pouvoir tout en contournant les efforts de lutte contre le tabagisme.
Cette situation soulève de nombreuses questions sur l’influence de l’industrie du tabac dans les pays à faible gouvernance et sur les conséquences sanitaires et économiques d’une telle entente.
Un contrat opaque maintenant artificiellement des prix très bas
En 2001, Imperial Brands, l’un des plus grands fabricants de cigarettes au monde, a conclu un accord de coentreprise avec l’État lao, formalisé sous le nom de Lao Tobacco Ltd. Ce partenariat commercial accordait à la multinationale des conditions fiscales particulièrement favorables, incluant un plafonnement des taxes sur les produits du tabac pour une période initiale de 25 ans.
Les effets de cet accord sur les prix de vente ont été immédiats et durables. En maintenant la fiscalité à des niveaux très bas, le prix d’un paquet de cigarettes a été fixé à environ 25 centimes d’euro, un tarif parmi les plus bas au monde. Cette politique fiscale figée s’est traduite par une accessibilité accrue des cigarettes à l’ensemble de la population, y compris les jeunes et les populations à faibles revenus. Comme dans de nombreux pays asiatiques, peu de femmes laotiennes fument. Mais, selon les estimations de l'OMS, le taux de tabagisme masculin du pays, qui s'élève à 37 %, est l'un des plus élevés au monde.
Selon les données recueillies par la Southeast Asia Tobacco Control Alliance (SEATCA), ce dispositif aurait privé l’État lao de plus de 143 millions de dollars de recettes fiscales entre 2002 et 2019. En l’absence d’ajustements annuels ou de clauses de renégociation publique, l’État n’a pas pu adapter sa politique fiscale aux évolutions économiques, ni mettre en œuvre les leviers recommandés par la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac, que le Laos a pourtant ratifiée.
Le contrat est resté confidentiel pendant plus de deux décennies. Aucun document n’a été publié par les autorités nationales concernant les clauses fiscales ou les engagements mutuels. Cette absence totale de transparence a rendu toute évaluation indépendante impossible, tant sur les bénéfices tirés par l’entreprise que sur les conséquences pour la politique de santé publique du pays.
Un bénéficiaire privilégié et un manque total de transparence
L’enquête révèle également qu’un acteur privé étroitement lié aux autorités lao a bénéficié personnellement de l’accord. Il s’agit de Sithat Xaysoulivong, beau-frère de l’ancien président et premier ministre Bounnhang Vorachit. Par le biais d’une société enregistrée à Singapour, S3T Pte. Ltd., Sithat Xaysoulivong aurait acquis une participation comprise entre 20 % et 34 % dans Lao Tobacco Ltd.
Cette participation, achetée pour un montant d’environ 990 000 dollars, aurait rapporté plus de 28 millions de dollars de dividendes à ce jour. Ce rendement exceptionnel s’est fait sans obligation de divulgation, d’évaluation publique ou de contrepartie connue. Aucun élément n’indique si les revenus ainsi perçus ont été soumis à l’impôt ou réinvestis au bénéfice de la population lao.
Les noms des bénéficiaires de l’accord ne figuraient pas dans les documents publics relatifs à la coentreprise. Le rôle de S3T et de son propriétaire n’a été découvert que récemment, grâce à l’analyse de documents internes et d’enregistrements financiers. L’absence d’obligation de transparence sur les actionnaires minoritaires et les dividendes versés témoigne d’une faiblesse structurelle dans la gouvernance des partenariats économiques majeurs.
Des experts en éthique des affaires interrogés par The Examination soulignent que le profil de cette opération, combiné à la nature du secteur concerné — en l’occurrence, l’industrie du tabac, historiquement exposée à des risques élevés de pratiques illicites, aurait justifié, dans d'autres pays, l’ouverture d’investigations formelles au titre de la législation anti-corruption, comme le UK Bribery Act ou le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) américain. À ce jour, aucun élément ne permet de conclure à l’existence d’un acte illégal, mais l’ensemble des conditions réunies — y compris l’opacité du contrat, la position d’influence du bénéficiaire et les avantages financiers disproportionnés — correspond à ce que les autorités de régulation désignent communément comme des « red flags » ou indicateurs de risque élevé de corruption.
Une nécessaire réponse au niveau international
Cette affaire met en évidence les risques que peuvent représenter des accords économiques conclus en dehors de tout cadre public rigoureux. Elle souligne la nécessité, pour les États comme pour les institutions internationales, de garantir une transparence totale des contrats impliquant des produits à fort impact sanitaire, comme le tabac.
L’article 5.3 de la CCLAT de l’OMS prévoit explicitement que les politiques de santé publique doivent être protégées contre les intérêts commerciaux de l’industrie du tabac et ses directives d’application recommandent d’exclure tout accord volontaire avec l’industrie du tabac. L’accord signé au Laos semble avoir abouti à une situation inverse, dans laquelle les conditions commerciales ont compromis les objectifs de santé publique, tout en favorisant des intérêts privés proches du pouvoir.
La communauté internationale et les instances de gouvernance régionales sont appelées à renforcer les exigences en matière de transparence des investissements étrangers, en particulier dans les secteurs sensibles. Enfin, cette affaire illustre l’importance d’une coopération renforcée entre institutions de santé publique, autorités fiscales, organisations de lutte contre la corruption et société civile pour garantir que les politiques nationales ne soient pas instrumentalisées au détriment de l’intérêt général.
[1] Jason McLure, María Pérezand, Mailee Osten-Tan, How Imperial Brands’ confidential contract kept cigarette prices low in Laos — while secretly enriching a political insider, The Examination, publié le 17 juin 2025, consulté le 18 juin 2025