Un forum parallèle à l’ONU appelle à lever l’interdiction américaine sur l’exportation de nicotine
7 octobre 2025
Par: Comité national contre le tabagisme
Dernière mise à jour : 10 octobre 2025
Temps de lecture : 8 minutes
En marge de l’Assemblée générale des Nations unies, la New Approaches Conference a réuni des acteurs directement liés à l’industrie de la nicotine pour promouvoir l’abrogation du Doggett Amendment, la loi américaine qui interdit depuis 1998 le soutien public à l’exportation de produits du tabac et de la nicotine. Derrière un discours présenté comme orienté vers la réduction des risques, cette initiative reflète avant tout une stratégie visant à affaiblir les réglementations protectrices et à légitimer l’expansion de nouveaux marchés nicotiniques[1].
Cette démarche s’inscrit directement en contradiction avec la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac, qui exige des États parties de se protéger contre les ingérences de l’industrie, et appelle à une vigilance accrue face aux tentatives d’instrumentalisation des forums internationaux.
Des intervenants marqués par des conflits d’intérêts
La New Approaches Conference se présente comme un espace indépendant et scientifique consacré à la réduction des risques liés au tabac. Pourtant, l’examen des profils des intervenants et des organisateurs met en évidence de nombreux liens directs avec l’industrie de la nicotine, qui soulèvent d’importantes interrogations en matière de conflits d’intérêts.
Parmi les figures mises en avant, Derek Yach, ancien haut responsable de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), a fondé la Foundation for a Smoke-Free World (désormais Global Action to End Smoking), financée exclusivement par Philip Morris International, ce qui a conduit la communauté de santé publique à s’en distancier en raison de son manque d’indépendance. D’autres participants occupent des postes stratégiques au sein d’entreprises spécialisées dans les sachets de nicotine, les dispositifs de vapotage ou les produits oraux, comme Martin Steinbauer, cofondateur de SMOOD. Ces profils illustrent la volonté de l’industrie d’apparaître comme un acteur doté d’une expertise technique et porteuse d’un discours de santé publique visant à légitimer ses produits, notamment auprès des décideurs publics.
La présence d’anciens collaborateurs d’organisations internationales, désormais engagés dans des structures favorables à l’industrie, contribue à brouiller la frontière entre intérêt public et intérêt commercial. Nataliia Toropova, ex-responsable de programmes à l’OMS, ou encore Jeannie Cameron, qui a travaillé pour British American Tobacco avant de fonder une société de conseil en politiques de santé, incarnent ce passage de la sphère publique à des activités alignées sur les intérêts de l’industrie. De même, certains chercheurs comme Raymond Niaura ou Charles Gardner, régulièrement associés à des initiatives pro-nicotine, bénéficient d’une visibilité qui renforce le poids des arguments de l’industrie sous couvert d’indépendance scientifique.
Cette configuration révèle une stratégie de long terme visant à s’implanter au sein de forums internationaux en utilisant le langage de la réduction des risques et la présence de personnalités issues de la santé publique pour crédibiliser des produits commerciaux. Elle met en lumière un risque majeur pour l’intégrité des politiques sanitaires, dans la mesure où elle banalise l’influence de l’industrie de la nicotine au cœur même des débats sur la réglementation et la protection de la santé.
Une démarche structurée de lobby pour affaiblir les cadres de protection
Au centre de la New Approaches Conference, les organisateurs et intervenants ont réaffirmé leur volonté d’obtenir l’abrogation du Doggett Amendment. Adoptée en 1998, cette disposition interdit aux institutions américaines de financer la promotion ou l’exportation de produits du tabac et de la nicotine. Présentée comme une mesure « archaïque » freinant la diffusion mondiale d’alternatives au tabac combustible, elle est aujourd’hui ciblée par l’industrie comme un obstacle stratégique à l’expansion internationale de ses marchés. La suppression de cette barrière permettrait en pratique de réintroduire un soutien public américain au commerce de produits qui demeurent addictifs et nocifs. Une telle décision irait également à l’encontre des engagements pris par le pays en matière de santé publique et notamment de lutte contre le tabagisme au cours de ces dernières décennies.
Au-delà de la demande d’abroger la législation américaine qui limite l’exportation de nicotine, la conférence a aussi proposé d’utiliser le droit international comme outil pour attaquer les interdictions de certains produits. Concrètement, l’idée serait de dire que ces interdictions violent les droits humains ou les règles du commerce mondial, car elles empêcheraient l’accès à des produits présentés comme « moins nocifs ». En réalité, cette approche revient à utiliser de grands principes juridiques pour faire pression sur les États et affaiblir leurs lois de protection de la santé publique, au profit de la diffusion de produits de nicotine encore controversés. Le recours aux institutions internationales pour contrer l’adoption du paquet neutre par l’Australie s’inscrivait dans une même approche, celle de bloquer la diffusion de mesures protectrices.
Enfin, un accent particulier a été mis sur la communication et la construction d’un narratif favorable aux produits de nicotine. Les organisateurs appellent à investir davantage les médias et les réseaux sociaux afin de repositionner la nicotine comme une solution de santé publique, tout en marginalisant les mises en garde scientifiques sur ses effets addictifs et sur les incertitudes entourant les nouveaux produits. Cette stratégie vise à orienter le débat international en faveur d’une normalisation progressive de la consommation de nicotine, au détriment des efforts de prévention et de réduction de la demande en tabac, pourtant au cœur de la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac.
Une contradiction avec les engagements internationaux de santé publique
Les propositions formulées lors de la New Approaches Conference s’opposent directement aux obligations internationales de santé publique prises par les pays devenus Parties au traité de la OMS, la CCLAT. Ratifié par 183 Parties, ce traité constitue aujourd’hui le principal instrument mondial visant à réduire durablement la consommation de tabac et ses effets ; elle inclut des dispositions permettant de protéger les politiques de santé contre les ingérences de l’industrie. Son article 5.3 impose ainsi aux États de prévenir toute influence de l’industrie du tabac, quels que soient ses produits, dans l’élaboration et la mise en œuvre de leurs stratégies. En donnant une tribune institutionnelle à des acteurs dont les intérêts commerciaux sont directement liés à la promotion et à la vente de produits mis sur le marché par les fabricants de tabac dans une optique de reconquête, la conférence se place d’emblée en porte-à-faux avec cet engagement fondamental.
L’appel à lever le Doggett Amendment représente un précédent qui pourrait fragiliser les mécanismes existants de protection des politiques publiques contre les pressions commerciales. Autoriser un soutien public à l’exportation de produits nicotiniques reviendrait à légitimer l’expansion mondiale d’un marché qui demeure à l’origine de graves conséquences sanitaires et environnementales. En outre, la proposition de mobiliser le droit international du commerce pour contester des interdictions nationales renforce le risque de voir des logiques commerciales primer sur la souveraineté sanitaire des États. Cette stratégie vise à déplacer le débat du champ de la santé publique vers celui des litiges économiques, au détriment des priorités de prévention.
Dans ce contexte, la rhétorique de la « réduction des risques » apparaît davantage comme un outil de communication et de pression que comme une politique de santé fondée sur des preuves. Elle vise à présenter l’industrie comme un acteur légitime du débat international, tout en leur permettant de développer leurs activités au détriment de l’intérêt général. Ces dynamiques soulignent la nécessité d’une vigilance accrue de la part des gouvernements et des organisations multilatérales, afin que les négociations et forums internationaux restent guidés par la protection de la santé publique et ne soient pas instrumentalisés au profit de l’industrie du tabac devenue industrie de la nicotine.
AE
[1] Conference calls for ending ban on US export support to nicotine industry, TabakNee, publié le 29 septembre 2025, consulté le jour-même Comité national contre le tabagisme |