Japon : Des universitaires financés secrètement par Philip Morris pour promouvoir l’IQOS
9 juillet 2024
Par: Comité national contre le tabagisme
Dernière mise à jour : 6 août 2024
Temps de lecture : 8 minutes
Un ancien employé a révélé les financements secrets de Philip Morris International (PMI) et sa filiale Philip Morris Japan (PMJ) à des universitaires et consultants liés à des prestigieuses universités japonaises pour mener des études et d'autres travaux sur le tabac chauffé, selon une enquête du Bureau of Investigative Journalism (TBIJ)[1].
Shiro Konuma, éminent médecin et conseiller en santé publique, a rejoint la branche japonaise de Philip Morris en avril 2019, en tant que directeur des affaires médicales et scientifiques. Konuma a été séduit par la vision de l'entreprise d'un « monde sans fumée » - en tant que médecin et fumeur lui-même. Mais quelques semaines seulement après avoir pris ses nouvelles fonctions, Konuma a été informé par un collègue que le cigarettier finançait secrètement à hauteur de plusieurs millions des sociétés liées à deux universités japonaises de Kyoto. Le recrutement de Shiro Konuma et ces financements tenus secrets, constituaient deux opérations visant à renforcer le soutien scientifique au produit de tabac chauffé IQOS.
Donner une caution scientifique au dispositif de tabac chauffé IQOS
Des documents ayant fait l'objet d'une fuite et publiés par l'University College San Francisco (UCSF) Truth Tobacco documents library ont montré que PMJ avait financé secrètement une étude sur le tabac réalisé par des universitaires de l'université de Kyoto. Cet investissement dans le monde scientifique constitue un des volets d’une vaste campagne de commercialisation du dispositif IQOS au Japon[2]. Les documents publiés par la bibliothèque de l'UCSF ont été fournis par un ancien employé de PMJ qui a donné l'alerte, Shiro Konuma. Konuma par son profil et ses fonctions était une cible de choix pour le fabricant ayant accès au monde universitaire et médical ainsi qu’aux dirigeants. Les documents fournis par Konuma montrent que Philip Morris utilisait un prestataire spécialisé dans le secteur de la santé, CMIC Holdings, pour financer des recherches menées à l'Université de Kyoto. Ces recherches portaient sur les produits de sevrage tabagique. En octobre 2017, CMIC a ainsi accepté de payer 49,5 millions de yens (280 000 euros) à l'université de Kyoto pour une étude sur les « aides au sevrage tabagique ».
D'autres documents montrent qu'en mai 2018, la CMIC a envoyé à Philip Morris Japan une estimation des coûts pour le travail qu'elle avait effectué. Ce devis comprenait 49,5 millions de yens pour la « planification et le soutien de la recherche épidémiologique », soit exactement le même montant que celui versé à l'université de Kyoto. Selon Konuma, le fait d'utiliser CMIC comme intermédiaire signifie que le comité d'éthique de l'université n'était pas au courant qu'un fabricant de tabac finançait la recherche lorsqu'il a donné son feu vert. Les contrats signés entre la CMIC et l'université de Kyoto ne mentionnent pas Philip Morris. En réalité, l'étude ne semble pas avoir été exempte de toute contribution de Philip Morris. Les courriels consultés par TBIJ montrent que Philip Morris était en contact direct avec les universitaires de Kyoto. Dans l'un d'eux, un employé de Philip Morris échangeait directement avec un professeur sur les détails de l’étude. L'université de Kyoto a déclaré que Philip Morris avait présenté les résultats de l'étude lors d'une conférence, en reconnaissant la contribution d'un professeur de l'université. Les documents montrent ainsi que l'étude a été commandée et payée mais elle n’a, à ce jour, pas été publiée.
Publier des études favorables au tabac chauffé pour influencer les décideurs
Outre le financement d'universitaires, PMJ a également passé un contrat avec une société de conseil en sciences de la vie (FTI-I), dirigée par un professeur de l'université de Tokyo, Hiromichi Kimura, pour recruter un réseau d'experts, décrits dans les documents comme des « leaders d'opinion », afin d'influencer la politique de santé publique et imposer la rhétorique de la « réduction des risques » de Philip Morris. Les services rendus par Kimura à Philip Morris s'inscrivaient dans le cadre du plan stratégique de l'entreprise visant à obtenir des taux d'imposition moins élevés pour l’IQOS au Japon. Le plan consistait ainsi à installer un employé de Philip Morris en tant que chercheur invité à l'université de Tokyo, au sein du département du professeur Kimura. Ensuite, il s’agissait de publier des recherches montrant comment les produits du tabac chauffés pouvaient être bénéfiques pour l'économie japonaise. Ces recherches, portant le sceau d'une université de premier plan, seraient ensuite présentées au ministère japonais des finances dans le cadre des négociations sur les taux d'imposition du dispositif de tabac chauffé.
Un autre message clé à faire passer aux politiciens était que le tabac chauffé IQOS devrait être exempté de l'interdiction imminente de fumer à l'intérieur des bâtiments, qui devrait entrer en vigueur en avril 2020 au Japon. En octobre 2018 - alors que les règles de l'interdiction étaient en cours d'élaboration - des employés de Philip Morris ont rencontré un fonctionnaire du ministère de la santé et lui ont présenté des documents. Ces documents faisaient état de recherches menées par des scientifiques de Philip Morris, affirmant que l'IQOS n'avait qu'un impact limité sur la qualité de l'air intérieur et que l'exposition passive à l'IQOS ne causait « aucun effet néfaste ». Lorsque l'interdiction de fumer au Japon est entrée en vigueur en 2020, le ministère de la santé a prévu des exceptions pour l'utilisation de produits du tabac chauffés à l'intérieur. Dans les restaurants et les bars, des fumoirs chauffés ont été autorisés, où les clients peuvent utiliser le dispositif IQOS.
Un accord financier suspect entre Philip Morris et FTI-I
Lorsque Konuma a découvert l'accord conclu avec FTI-I, celui-ci a commencé à avoir des soupçons, d’autant que le professeur Kimura lui avait demandé de garder le secret concernant le contrat avec FTI-I. Konuma a écrit aux cadres supérieurs de PMJ, leur faisant part de ses inquiétudes quant au risque de réputation pour l’entreprise lié au caractère secret de ces financements. À cela s’ajoutait sa conviction que le contrat de FTI-I n'avait pas fait l'objet des vérifications juridiques appropriées.
Un autre employé de Philip Morris, qui a quitté l’entreprise a également fait des déclarations aux journalistes d’investigation. Par crainte de représailles, il a demandé à conserver l’anonymat. Il a indiqué à TBIJ que les paiements à FTI-I étaient « conséquents » et qu'il serait difficile de les justifier auprès d'enquêteurs extérieurs. Kimura n'a pas révélé à l'université que sa société recevait ces financements de Philip Morris. L'Université de Tokyo a déclaré au TBIJ que le conseil consultatif sur les conflits d'intérêts de l'institut avait enquêté après avoir « pris connaissance » de l'affaire en 2020, cinq ans après que Philip Morris a commencé à payer Kimura.
Konuma s'est interrogé si ces paiements pouvaient constituer une violation de la loi sur les pratiques de corruption à l'étranger (Foreign Corrupt Practices Act, FCPA), un texte législatif américain qui s'applique aux sociétés cotées en bourse dans le pays. Cette loi interdit aux entreprises américaines d'utiliser des paiements ou des récompenses pour influencer des fonctionnaires étrangers, y compris des employés d'universités étrangères financées par l'État. Brian Frey, ancien procureur du ministère américain de la justice et associé du cabinet d'avocats Alston & Bird, a étudié les accusations et déclaré qu'elles présentaient « les caractéristiques d'un système de corruption pouvant donner lieu à des poursuites en vertu de la loi FCPA ».
Après que Konuma a fait part de ses préoccupations concernant les paiements au professeur Kimura, le « plan » la mise en œuvre du plan semble avoir été annulée et le scientifique de l'entreprise n'a jamais pris ses fonctions. Konuma a pour sa part été licencié rapidement après ses alertes auprès de la direction de PMJ.
©Génération Sans TabacAE
[1] Fin Johnston, Science for sale: Philip Morris’s web of payments to fund tobacco research, The Bureau of Investigative Journalism, publié le 1er juillet 2024, consulté le 8 juillet 2024
[2] Génération sans tabac, Tabac chauffé : un document interne révèle l’offensive de Philip Morris au Japon, publié le 1er juillet 2024, consulté le 8 juillet 2024
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