Nicotine et santé mentale

Deux documents de synthèse font le point sur les conséquences du tabagisme sur la santé mentale et soulignent l’intérêt de l’arrêt du tabac. Auprès des jeunes et des adolescents, les cigarettes électroniques sont soupçonnées d’avoir les mêmes types de conséquences sur la santé mentale que le tabac fumé.

Deux personnes souffrant de troubles psychiques sévères sur trois sont fumeuses, soit deux fois plus que le reste de la population[1]. Elles sont aussi nettement plus sujettes à développer des addictions pour d’autres produits. Ces constats ont pu conduire à diverses interprétations, selon les époques et les points de vue, qui sont aujourd’hui révisées à l’aune des dernières publications scientifiques.

Des préjugés persistants chez les professionnels de santé

Il a longtemps été admis – et l’est parfois encore parmi les professionnels de santé – que les personnes souffrant de troubles psychiques sévères (troubles bipolaires ou psychotiques) soulagent certains de leurs symptômes à l’aide du tabac, dans une démarche d’automédication plus ou moins consciente. De plus, ces personnes rencontrent davantage de difficultés à sortir du cycle addictif et du tabagisme, ce qui a pu conduire à leur accorder plus d’indulgence et de permissivité, en particulier via des dérogations à l’interdiction de fumer dans les établissements de soin. Ces considérations, qui ont pu être alimentées par des recherches financées par l’industrie du tabac, sont à présent infirmées[2].

Pour contrer ces aprioris, la branche Europe de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) vient d’éditer une fiche récapitulant les principales données associant tabagisme et santé mentale[3]. Il en ressort que si l’usage de tabac permet parfois de masquer temporairement certains symptômes psychiatriques, il accroît en fait de nombreux symptômes, en particulier ceux de la dépression, de l’anxiété, du stress et des troubles du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH). Lorsqu’ils ne sont pas déjà présents chez les jeunes fumeurs, les symptômes de stress, d’anxiété et de dépression peuvent en effet être rapidement induits par le tabagisme et le manque de nicotine ; ces symptômes en fait liés au manque sont provisoirement soulagés par la consommation de tabac, laissant croire à une sensation de bien-être et de plaisir, avant que le manque ne revienne et n’enferme les fumeurs dans un cycle manque/consommation.

Ce tabagisme, des personnes souffrant de troubles psychiques sévères se complique par de lourdes conséquences sanitaires. Il constitue l’une des principales causes de leur espérance de vie réduite de quinze à vingt ans, et de cinq à dix ans chez les personnes souffrant de troubles psychiques moins importants. Il a aussi pour effet de métaboliser plus rapidement les traitements antipsychotiques et de réduire leur efficacité.

L’arrêt du tabac réduirait les symptômes anxiodépressifs

Pour les personnes souffrant de troubles psychiques sévères, la sortie du tabagisme s’accompagne en revanche d’une meilleure santé mentale, de la réduction des symptômes de stress, d’anxiété, de dépression et de TDAH, et plus globalement d’un meilleur état de santé[4]. Le sevrage tabagique peut conjuguer des interventions médicamenteuses et non-médicamenteuses afin d’obtenir de meilleurs résultats[5]. Une fois ce sevrage obtenu, les dosages de médication antipsychotique peuvent alors être diminués, et avec eux les effets indésirables qui leur sont liés.

Les mesures de protection contre le tabagisme, telles les interdictions de fumer, gagnent quant à elles à être appliquées systématiquement dans les établissements de santé mentale afin de protéger à la fois les soignants et les patients ; elles permettent aussi de ne pas placer les patients dans un statut « différent » qui les dissocient et les écartent du reste de la population. Déployer des programmes d’aide à l’arrêt du tabac et sensibiliser les soignants en psychiatrie à ce thème auraient ainsi pour effet d’améliorer sensiblement tant les conditions de travail des équipes soignantes que l’état de santé global des patients. Parmi les autres mesures de protection, les augmentations du prix du tabac sont considérées comme un levier pertinent pour ce type de patients, qui vivent des situations de grande précarité et sont très sensibles à l’argument du prix. L’instauration sur les produits du tabac d’un avertissement sanitaire spécifique aux troubles psychiques pourrait être envisagée.

L’attitude de l’industrie du tabac est loin d’être neutre vis-à-vis des personnes souffrant de troubles psychiques, qui ont fait l’objet d’un marketing très ciblé. Les industriels ont ainsi engagé de nombreux contacts avec des organisations de professionnels de la santé mentale, parfois sous la forme de contributions financières ou de dons et de livraisons de cigarettes « premier prix »[6]. Ils ont également alimenté les préjugés entourant les patients en psychiatrie, que ce soit en finançant des recherches qui entretiennent certains mythes[7] (comme quoi le tabac soulagerait certains symptômes) ou en s’opposant aux mesures d’interdiction de fumer dans les établissements de santé spécialisés.

E-cigarettes et santé mentale des jeunes

Sur un thème voisin, l’organisme américain Truth Initiative a publié en septembre 2021 un rapport de synthèse[8] sur l’influence de la nicotine et des e-cigarettes sur la santé mentale des jeunes, dont les conclusions sont très proches de celles de l’OMS-Europe. Bien que la causalité qui les lie reste à éclaircir, la plupart des constats observés de l’action du tabac sur la santé mentale semblent en effet se vérifier aussi avec les cigarettes électroniques. L’usage d’e-cigarettes aurait ainsi pour effet d’aggraver les symptômes de la dépression[9] et du TDAH[10]. La délivrance rapide de nicotine par les cigarettes électroniques et les forts taux de nicotine relevés pour ces produits pourraient être à l’origine des conséquences du vapotage sur le psychisme et le développement cérébral des jeunes, selon un mécanisme similaire à celui du tabac fumé. L’hypothèse d’un lien entre dépression et vapotage mettrait aussi en cause des traces de particules métalliques contenues dans les e-liquides[11].

La croyance selon laquelle le tabac soulagerait les symptômes du stress et de l’anxiété est très courante chez les jeunes usagers, et se transpose aussi aux produits de vapotage ; elle constituerait un facteur d’initiation au vapotage pour 81% des jeunes et serait un facteur de maintien du vapotage pour 50% des utilisateurs réguliers[12]. L’industrie du tabac apparaît comme un des moteurs de cette croyance, qu’elle perpétue depuis des décennies en mettant en scène dans ses publicités l’effet relaxant du tabac et en l’associant à la notion de plaisir ; cette stratégie déjà ancienne a depuis été réactualisée autour des cigarettes électroniques[13], British American Tobacco et Philip Morris International communiquant abondamment sur les thèmes du bien-être – et de la santé. La recherche de bénéfices psychologiques et de bien-être est en effet l’un des ressorts de la recherche de sensations et de la régulation de son humeur par des produits[14], qui caractérise les jeunes les plus fragiles et les plus susceptibles de se tourner vers des produits psychoactifs. Les industriels entretiennent ces penchants dans leurs communications ciblant les jeunes, qu’ils cherchent à capter et à fidéliser. L’influence de ce marketing et le soulagement des symptômes de manque de nicotine par les e-cigarettes expliqueraient pourquoi les jeunes vapoteurs réguliers ont plus souvent tendance à croire aux effets relaxants et anxiolytiques des cigarettes électroniques que les jeunes non-vapoteurs.

La crise sanitaire liée à la COVID-19 a nettement dégradé une situation morale des jeunes qui pouvait déjà être affectée avant cette crise. Une étude a ainsi montré que les symptômes de dépression sévère et d’anxiété ont doublé durant l’année 2020 dans la population des 18-24 ans, touchant jusqu’à 56 % d’entre eux[15]. Les fabricants de e-cigarettes n’ont pas manqué de saisir cette occasion pour communiquer abondamment vers les jeunes via les réseaux sociaux, sur les thèmes du bien-être et du soulagement du stress.

Une majorité de jeunes vapoteurs aurait l’intention d’arrêter l’e-cigarette

Une méta-analyse de 2014 a montré que les symptômes de stress, d’anxiété et de dépression diminuent sensiblement en cas d’arrêt du tabac, et de récentes recherches tendent à indiquer qu’il en serait de même en cas d’arrêt du vapotage. Des programmes comme This is Quitting, promu par Truth Initiative, incitent ainsi les jeunes à sortir massivement du vapotage[16]. Les témoignages recueillis par une recherche rapportent qu’une majorité de jeunes vapoteurs réguliers a l’intention d’arrêter la cigarette électronique, qu’un tiers d’entre eux a fait une tentative d’arrêt dans l’année passée et que 15% ont l’intention d’arrêter dans le prochain mois[17].

D’autres mesures de protection des jeunes peuvent être envisagées et sont préconisées par Truth Initiative. Elles portent notamment sur :

  • l’interdiction de tous les arômes, y compris le menthol, dans tous les produits du tabac et de la nicotine ;
  • la restriction du marketing, y compris sur les réseaux sociaux, et de l’accès aux cigarettes électroniques aux seuls adultes souhaitant sortir du tabac fumé ;
  • la limitation par la Food and Drug Administration (FDA) des taux de nicotine délivrés par les e-cigarettes, afin d’en réduire l’addictivité ;
  • une plus grande transparence de la FDA quant à ses décisions et ses processus d’agrément de dispositifs électroniques ;
  • l’interdiction par la FDA des ventes en ligne de e-cigarettes et de tous les produits du tabac, et de toute vente qui ne soit pas effectuée en face-à-face ;
  • une augmentation significative des taxes locales, d’états ou fédérales sur les cigarettes électroniques pour dissuader leur achat par les jeunes et les inciter à l’arrêt

 

Mots-clés : troubles psychiques, santé mentale, jeunes, e-cigarette, anxiété, nicotine, FDA

©Génération Sans Tabac

MF


 

[1] Tobacco use and mental health conditions. A policy brief. Copenhagen: WHO Regional Office for Europe; 2020.

[2] Is smoking cessation beneficial for people with mental illness, and can they quit?, Tobacco Control Playbook, publié le 8 juin 2017, consulté le 17 novembre 2021.

[3] Tobacco use and mental health, WHO Regional Office for Europe, 2021, consulté le 17 novembre 2021.

[4] Pagano ME, Delos-Reyes CM, Wasilow S, Svala KM, Kurtz SP. Smoking cessation and adolescent treatment response with comorbid ADHD. J Subst Abuse Treatment 2016;70:21–27.

[5] Desai HD, Seabolt J, Jann MW. Smoking in patients receiving psychotropic medications. CNS Drugs 2001;15:469–94.

[6] Is smoking cessation beneficial for people with mental illness, and can they quit?, Tobacco Control Playbook, publié le 8 juin 2017, consulté le 17 novembre 2021.

[7]  Prochaska JJ, Hall SM, Bero LA. Tobacco use among individuals with schizophrenia: what role has the tobacco industry played? Schizophr Bull 2008;34:555-567

[8] Colliding Crises: Youth Mental Health and Nicotine Use, Truth Initiative, septembre 2021, consulté le 17 novembre 2021.

[9] Lechner WV, Janssen T, Kahler CW, et al. Bi-directional associations of electronic and combustible cigarette use onset patterns with depressive symptoms in adolescents. Preventive Medicine 2017;96:73-78.

[10] Bierhoff J, Haardörfer R, Windle M, et al. Psychological risk factors for alcohol, cannabis, and various tobacco use among young adults: a longitudinal analysis. Substance Use & Misuse 2019;54(8):1365-75.

[11] Obisesan OH, Mirbolouk M, Osei AD, et al. Association between e-cigarette use and depression in the behavioral risk factor surveillance system, 2016-2017. JAMA Network Open 2019;2(12):e1916800-e00.

[12] Many young people turn to nicotine to deal with stress, anxiety and depression, but don’t know it may be making them feel worse, Truth Initiative, publié le 7 octobre 2021, consulté le 17 novembre 2021.

[13] How e-cigarette brands are trying to link vaping with mental health, Truth Initiative, publié le 17 septembre 2021, consulté le 17 novembre 2021.

[14] Addictions, Du plaisir à la dépendance, INSERM, mis à jour le 11 septembre 2020, consulté le 17 novembre 2021.

[15] Racine N, McArthur BA, Cooke JE, et al. Global Prevalence of Depressive and Anxiety Symptoms in Children and Adolescents During COVID-19: A Meta-analysis. JAMA Pediatrics 2021;175(11):1142-1150.

[16] This is quiting, Truth Initiative, consulté le 17 novembre 2021.

[17] Cuccia A, Patel M, Amato M, Stephens D, Yoon S, Vallone D, Quitting e-cigarettes: Quit attempts and quit intentions among youth and young adults, Preventive Medicine Reports, Vol. 21, March 2021, 101287.

Comité National Contre le Tabagisme |

Publié le 2 décembre 2021