Mission d’évaluation de la fiscalité du tabac : retour sur les auditions au Sénat

Le 27 février, les représentants de Philip Morris France, Japan Tobacco France, British American Tobacco France, Imperial Tobacco Seita et le président de la Confédération des buralistes ont été auditionnés au Sénat dans le cadre d’une Mission d’évaluation et de contrôle de la sécurité sociale consacrée à la fiscalité comportementale dans le domaine de la santé. Un certain nombre d’arguments et d’éléments développés ne correspondent toutefois pas à la réalité dépeinte par la littérature scientifique et les données de santé publique. 

L’efficacité sanitaire, sociale et fiscale des hausses de taxes sur le tabac

L’ensemble des acteurs auditionnés ont souligné l’inefficacité des politiques fiscales, autant pour les objectifs de santé, de réduction des inégalités sociales, que de rentrées fiscales. Selon les différents intervenants, cette inefficacité serait par ailleurs admise par les données publiques, comme celles de Santé publique France. Or :

Sur les objectifs sanitaires. La politique fiscale entre 2017 et 2020 du paquet à 10 euros s’est soldée par un recul historique du tabagisme quotidien, passant de 29,4% à 24% en France entre 2016 et 2019[i]. À partir de 2020, la stagnation voire la dégradation de la situation s’explique par les effets conjugués de la pandémie de COVID-19, des périodes de confinement, et de l’absence de trajectoire fiscale. À ce titre, après un moratoire fiscal entre 2020 et 2022, la politique gouvernementale s’est bornée à indexer la fiscalité sur l’inflation, permettant simplement que le prix relatif du paquet ne diminue pas. Le reste des augmentations de prix du paquet est dû aux politiques de hausses tarifaires des fabricants de tabac[ii].La politique fiscale a également participé au recul massif du tabagisme chez les jeunes. Ainsi, en 2018, 21,5% des élèves de terminale se déclaraient fumeurs quotidiens, contre 8,2% en 2022. Contrairement aux affirmations du représentant d’Imperial Tobacco Seita, Santé publique France rappelle dans son Bulletin épidémiologique hebdomadaire de 2023 que l’augmentation des prix « a montré son efficacité pour réduire l’initiation tabagique ».

Sur la réduction des inégalités. Les données de Santé publique France sont cohérentes avec le reste de la littérature scientifique, montrant que les hausses de taxes ont une efficacité démultipliée auprès des catégories précaires. Ainsi, entre 2016 et 2019, le tercile de la population française ayant le plus faible revenu a vu sa prévalence tabagique passer de 38,8% à 29,8%, là où celle du tercile ayant le plus haut revenu a diminué de moins de trois points (21% à 18,2%). Les inégalités se sont accentuées à partir de 2020, année de la fin de la politique fiscale sur le tabac.

Doublées d’un meilleur accompagnement au sevrage, les hausses de taxes favorisent la sortie du tabac par les catégories populaires, et libèrent à ces derniers un revenu disponible, qui pourra être affecté à d’autres postes de dépense (alimentation, éducation, etc.)[iii].

Sur les rentrées fiscales. Malgré un léger repli observé en 2022, les données montrent une augmentation constante des rentrées fiscales depuis plus de 20 ans. Entre 2003 et 2022, les rentrées fiscales associées à la vente de produits du tabac ont augmenté de plus de 50%. Toutefois, ces rentrées ne permettent pas de compenser les coûts sanitaires et environnementaux associés au tabagisme. Il est par ailleurs opportun de mentionner que la fiscalité sur les produits du tabac ne s’inscrit pas dans une logique de rentabilité, mais dans une logique de santé publique, dont l’objectif est de réduire les conséquences humaines occasionnées par l’activité de ce secteur (75 000 morts par an et des centaines de milliers de malades qui pèsent fortement sur le système de santé).

Taxation du tabac et commerce illicite : mise au point

La responsabilité des fabricants auditionnés dans le commerce illicite international. Ce point n’ayant pas été rappelé lors des auditions, il est important de mentionner que l’implication dans l’organisation du commerce illicite de tabac par l’ensemble des fabricants auditionnés est un fait largement démontré[iv]. Ces pratiques, ayant lieu y compris sur des zones de conflits armés (Afrique de l’Ouest)[v], sont identifiées comme des sources de déstabilisation régionale majeures, et des sources de financement de milices ethniques, de groupes armés, du terrorisme international, ou encore de programmes d’armement d’États comme la Corée du Nord[vi]. Cette implication a par ailleurs donné lieu à des poursuites judiciaires et à des sanctions historiques (635 millions de dollars en 2023 contre British American Tobacco). Pour cette raison, le Protocole de l’OMS pour éliminer le commerce illicite des produits du tabac, ratifié par la France et l’Union européenne, rappelle la nécessité de garantir la pleine indépendance de la lutte contre le commerce illicite de l’influence de l’industrie du tabac[vii].

La responsabilité de l’industrie dans le commerce transfrontalier. Comme le rappelle une récente proposition du ministre de la Santé et de la Prévention M. VALLETOUX, alors député, l’industrie du tabac encourage le commerce transfrontalier par des pratiques de surapprovisionnement massif de certains marchés limitrophes (Luxembourg, Andorre, etc.)[viii].

Quelle estimation des marchés parallèles ? Les chiffres avancés lors de cette audition font état d’une « explosion » du commerce illicite (40% de la consommation nationale), et en particulier de la contrefaçon. Ces données provenant du rapport KPMG, intégralement financé par Philip Morris France, sont jugées irrecevables par la littérature scientifique[ix]. Le rapport est pointé pour son manque de transparence, ses faiblesses méthodologiques, visant à volontairement amplifier la réalité des marchés parallèles. Le cabinet KPMG lui-même, dans le préambule dudit rapport, indique ne pas avoir « cherché à établir la fiabilité des sources d’information »[x].

Particulièrement robustes, les données de Santé publique France montrent que les habitudes d’achat des Français en matière de tabac sont stables depuis au moins 2014, malgré les politiques fiscales mises en place depuis lors. La part des achats réalisés en bureau de tabac demeurent très majoritaires (environ 80%), suivie de celle des achats transfrontaliers (14-15%). La part du commerce illicite apparaît relativement circonscrite : par exemple, les achats de tabac dans la rue étaient limités à 0,8% lors de la dernière enquête (2022)[xi].

Lors de son audition, le représentant de Japan Tobacco France a mentionné que le confinement en 2020 s’est traduit par une augmentation de 25% des ventes dans les bureaux de tabac. En réalité, l’Insee montre que cette hausse a été limitée à 9,5%[xii]. De la même manière, le rapport d’information Woerth-Park de 2021 ne souscrit pas au constat d’une « explosion » du marché parallèle, qu’il limite entre 14 et 17% de la consommation nationale (composantes légale et illégale comprises)[xiii].

Contrefaçon et saisies – Aucune étude indépendante de l’industrie du tabac n’indique un développement exponentiel de la contrefaçon. Dans le rapport KPMG, la distinction entre les produits relevant de la contrebande et de la contrefaçon est établie par les fabricants eux-mêmes. Or, ayant une responsabilité en cas de présence importante de leurs produits dans les saisies de commerce illicite, les fabricants ont un intérêt direct à évaluer ces produits comme relevant de la contrefaçon.

L’évolution des saisies de tabac n’est enfin pas un bon indicateur pour estimer les niveaux de marchés parallèles. D’abord, deux-tiers de ces produits saisis sur le territoire n’étaient pas destinés au marché français. Ensuite, l’évolution de ces saisies est d’abord fonction des moyens humains et financiers alloués aux Douanes pour ces opérations.

Pas de corrélation entre taxation et commerce illicite. Il n’existe pas de corrélation entre les niveaux de fiscalité et les niveaux de commerce illicite[xiv]. D’autres facteurs que le prix sont beaucoup plus déterminants, comme le niveau de corruption des pays, l’existence ou non d’un système de suivi et de traçabilité strictement indépendant de l’industrie du tabac. Tel n’est pas le cas aujourd’hui du système européen. La part des marchés parallèles imputables en France essentiellement aux achats transfrontaliers résulte directement de la pratique de surapprovisionnement des marchés frontaliers par les fabricants.

Enfin, cette corrélation prix-commerce illicite, soutenue par les fabricants de tabac, n’a pas empêché ces derniers de s’entendre sur une augmentation coordonnée de leurs tarifs (+50 centimes en début d’année 2024, en plus de l’indexation à l’inflation).

Nouveaux produits et fiscalité des nouveaux produits

Le tabac à chauffer n’est pas un produit à « risques réduits ». La notion de « produits sans combustion » entretient une confusion entre des produits de nature très différentes. En particulier, cette appellation permet d’amalgamer les cigarettes électroniques au tabac à chauffer comme des solutions « à risques réduits ». Or, si la cigarette électronique est incontestablement moins nocive que la cigarette manufacturée, il n’en va pas de même pour le tabac à chauffer, dont la consommation s’accompagne seulement d’un « risque modifié »[xv]. En outre, une étude allemande de la fin d’année 2023 estime que la consommation de tabac à chauffer est au moins aussi nocive que celle des cigarettes manufacturées, sur les plans respiratoires et vasculaires[xvi]. Par ailleurs, une revue de la littérature souligne que 69% des consommateurs de tabac à chauffer sont par ailleurs fumeurs de produits du tabac classiques, s’exposant ainsi à un risque majoré[xvii].

Il n’est pas inutile d’ajouter que, structurellement, la garantie des fabricants de réserver leurs produits du tabac à chauffer aux seuls adultes fumeurs ne peut être garantie, puisqu’elle impliquerait la planification par ces acteurs de leur propre mort économique, engendrée mécaniquement par le non-remplacement de leurs consommateurs. L’expérience montre à ce titre que les stratégies marketing des fabricants ciblent incontestablement les jeunes générations.

L’exemple du Royaume-Uni – L’expérience du Royaume-Uni a été régulièrement invoquée par les intervenants pour justifier la nécessité d’encourager le développement ces cigarettes électroniques dans une perspective plus générale de réduction des risques. Si le Royaume-Uni a effectivement pris le parti d’encourager la cigarette électronique comme outil de sevrage, cette politique a été précédée d’une réduction significative de la prévalence tabagique, obtenue par un durcissement de la réglementation sur le tabac (paquet neutre, multiplication des interdictions de fumer, politique fiscale forte), et d’une vraie politique de prise en charge des fumeurs. Il est par ailleurs à noter que le prix moyen d’un paquet est d’environ 18 euros depuis novembre 2023.

Le manque de réglementation en la matière a participé à un développement rapide et incontrôlé des cigarettes électroniques, créant une épidémie pédiatrique auprès des plus jeunes générations. Ainsi, depuis plusieurs mois, le Royaume-Uni cherche à restreindre l’accès des cigarettes électroniques, et évalue en ce sens la possibilité taxer les cigarettes électroniques, restreindre les arômes, réglementer les emballages, contrôler strictement l’interdiction de vente aux mineurs, etc.

 

Mots-clés : Sénat, Taxation, Philip Morris, British American Tobbaco, Japan Tobacco, Seita Imperial Tobacco, Commerce illicite, Marchés parallèles

©Génération Sans Tabac

FT


[i] Santé publique France, Prévalence du tabagisme et du vapotage en France métropolitaine en 2022 parmi les 18-75 ans, 31 mai 2023, (consulté le 28 février 2024).

[ii] Douanes, Nomenclatures des prix de vente au détail des tabacs manufacturés, (consulté le 28 février 2024).

[iii] v Furman, J., World Bank Conference: “Winning the Tax Wars: Global Solutions for Developing Countries”, Six Lessons from the U.S. Experience with Tobacco Taxes, 24/05/2016, (consulté le 28/02/2024)

[iv] OCCRP, British American Tobacco Fights Dirty In West Africa, 26 février 2021, consulté le 28/02/2024

[v] OCCRP, Marlboro’s Man: Philip Morris’ Representative in Burkina Faso is a Known Cigarette Smuggler, 26 février 2021, consulté le 28/02/2024

[vi] Génération sans tabac, Amende record pour British American Tobacco et ses activités illicites en Corée du Nord, 28/04/2023, consulté le 28/02/2024

[vii]  Protocole de l’Organisation mondiale de la santé pour éliminer le commerce illicite des produits du tabac, consulté le 28/02/2024

[viii] Assemblée nationale, Proposition de loi visant à appliquer le protocole de l’Organisation mondiale de la santé définissant des quotas de livraison de tabac pour empêcher les cigarettiers d’alimenter le commerce parallèle, 07/11/2023, consulté le 28/02/2024

[ix] Tobacco Tactics, KPMG, 15 août 2023, (consulté le 28 février 2024).

[x] KPMG, Consommation de cigarettes illicites dans l’UE, au Royaume-Uni, en Norvège et en Suisse, 2021, (consulté le 28 février 2024)

[xi] Santé publique France, Lieux d’achat du tabac en France en 2021: résultats du Baromètre de Santé publique France, 2022, (consulté le 28 février 2022)

[xii] INSEE, Les approvisionnements à l’étranger représentent au moins 9,5 % des ventes de tabac en France, 15 février 2024, (consulté le 28 février 2024)

[xiii] Assemblée nationale, relative à l’évolution de la consommation de tabac et du rendement de la fiscalité applicable aux produits du tabac pendant le confinement et aux enseignements pouvant en être tirés, 29 septembre 2021, (consulté le 28 février 2024)

[xiv] L, Joossens, How Eliminating the Global Illicit Cigarette Trade Would Increase Tax Revenue and Save Lives, 2009, (consulté le 28 février 2024)

[xv] Simonavicius E, McNeill A, Shahab L, et al, Heat-not-burn tobacco products: a systematic literature review, Tobacco Control 2019;28:582-594.

[xvi] Goebel I, Mohr T, Axt PN, Watz H, Trinkmann F, Weckmann M, Drömann D, Franzen KF, Impact of Heated Tobacco Products, E-Cigarettes, and Combustible Cigarettes on Small Airways and Arterial Stiffness. Toxics 2023,11,758.

[xvii] B. Dautzenberg, M.-D. Dautzenberg. Le tabac chauffé : revue systématique de la littérature. Revue des Maladies Respiratoires, 2019, 36, pp.82 – 103. ff10.1016/j.rmr.2018.10.010ff. ffhal-03485625f

Publié le 6 mars 2024