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L’Ouganda, terre de trafic des cigarettiers

Alors que l’industrie du tabac dénonce en permanence le commerce illicite de cigarettes, deux enquêtes démontrent l’implication d’au moins deux cigarettiers, British American Tobacco et Mastermind, dans la contrebande de cigarettes en Ouganda.

Contester les hausses de la taxation des produits du tabac en brandissant la menace d’un accroissement du commerce illicite est une stratégie déployée par l’industrie du tabac dans de nombreux pays, mais plus particulièrement dans les pays africains. Les industriels du tabac sont pourtant régulièrement mis en cause sur les questions de contrebande.

Des enquêtes de l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP) avaient ainsi établi, en 2021, l’implication de British American Tobacco (BAT) et d’Imperial Brands dans des faits de contrebande de cigarettes au Mali, et celle de Philip Morris International (PMI) dans des faits similaires au Burkina-Faso.

C’est à présent en Ouganda que des industriels du tabac sont soupçonnés de tirer profit du trafic de cigarettes, selon deux enquêtes journalistiques.

BAT soupçonné d’organiser le trafic de ses propres marques

L’une de ces enquêtes a été conduite par un journaliste du Daily Express, qui a pu acheter une trentaine de paquets de cigarettes de contrebande dans différents types de points de vente de Kampala, la capitale[1]. Des cigarettes de la marque Dunhill Switch portaient le timbre fiscal de la République démocratique du Congo (RDC), tandis que celles de la marque SM-Sweet Menthol semblaient provenir des marchés rwandais et tanzanien. Les paquets récoltés étaient dépourvus d’avertissements sanitaires et d’autres indications caractéristiques en Ouganda. Ces deux marques sont produites par le même fabricant, BAT. La marque Sportsman, produite conjointement par BAT Uganda (BATU) et Leaf Tobacco and Commodities (LTC), serait également utilisée pour masquer des cigarettes de contrebande.

La présence de ces produits sur le marché ougandais n’empêche pas BATU de continuer à promouvoir la lutte contre le commerce illicite auprès du gouvernement. Un « dialogue public-privé » sur le commerce illicite a ainsi été organisé par BATU le 16 mars 2023 dans un hôtel de Kampala, à destination d’acteurs publics ougandais. Le Tobacco Control Act, adopté par l’Ouganda en 2015, proscrit pourtant les rencontres entre officiels du pays et producteurs de tabac, tout comme le prescrit l’article 5.3 de la Convention-cadre pour la lutte antitabac (CCLAT), ratifié par l’Ouganda en 2007.

L’Ouganda, carrefour des routes de la contrebande

Une autre enquête, plus détaillée, a également été conduite en Ouganda et publiée en septembre 2022 par Global initiative against transnational organized crime (GI)[2]. Elle pointe que l’économie parallèle est très instituée en Ouganda pour toutes sortes de produits, dont les cigarettes ne représentent qu’une petite partie. Les trafics de cigarettes et de carburant sont cependant ceux qui sont les moins réprimés, en comparaison des trafics de drogues ou d’armes.

La situation géographique de l’Ouganda et l’historique de ses mouvements armés expliquent que les routes des trafics et les réseaux qui les contrôlent sont très institués. L’enquête a ainsi révélé que l’Ouganda est, depuis la fin des années 1990, à la fois une source, un point de passage et une destination pour le trafic de cigarettes, et que cette dynamique reste très actuelle.

L’Ouganda peut donc être une source de contrebande de cigarettes pour les pays voisins ou être la destination de ces trafics, surtout en provenance du Kenya. Une particularité de l’Ouganda, désignée sous le nom d’« allers-retours » (round-tripping), est que certains lots de cigarettes officiellement destinés à l’export sont expédiés en RDC ou dans le Sud du Soudan, avant de revenir par le réseau clandestin pour être vendus en Ouganda. Ce système paraît compliqué, notamment pour la chaîne d’intermédiaires qu’il implique, mais se révèle au final très économique pour le fabricant : il permet en effet de produire des cigarettes détaxées, puisque destinées à l’export, pour ensuite contourner la taxation du pays d’origine, qui s’avère plus coûteuse que les nombreux autres frais de transport.

Un procès au long cours a ainsi opposé les sociétés Leaf Tobacco et Mastermind, cette dernière étant soupçonnée d’avoir importé illégalement des cigarettes Supermatch destinées au Sud-Soudan. Le juge a confirmé le caractère illégal de ces lots de cigarettes, mais a relaxé Mastermind au motif que sa responsabilité dans ce trafic ne pouvait être démontrée. Les auteurs de l’enquête GI ont non seulement constaté que la contrebande orchestrée par Mastermind était toujours active, mais ils ont aussi pu vérifier que des cigarettes Supermatch, produites au Sud-Soudan par Leaf Tobacco, étaient, elles aussi, acheminées illégalement jusqu’en Ouganda.

Cette difficulté à établir la responsabilité des producteurs-trafiquants est le principal écueil des poursuites en matière de contrebande, les auteurs s’appliquant autant que possible à déléguer le trafic à des tiers pour échapper aux poursuites.

Une contrebande endémique, en partie combattue par la hausse des taxes

L’Ouganda Revenue Authority (URA), en charge de l’encaissement des taxes et droits d’accise, a estimé à 30 milliards de shillings ougandais (soit 7,2 millions d’euros) le manque à gagner pour le gouvernement ougandais en taxes non perçues. Malgré de nombreux efforts et des saisies toujours plus importantes, l’Etat ougandais ne parvient pourtant pas à juguler ces trafics. Les agents de l’URA chargés de collecter les taxes font l’objet d’intimidations, de menaces armées ou d’incendies de leurs bureaux par les trafiquants. Les très faibles sommes versées aux douaniers par les trafiquants de cigarettes (de 2500 à 5000 livres soudanaises, soit 17,50 à 35 euros) témoignent que le niveau de corruption est particulièrement élevé.

Là où la répression et l’application de la loi font défaut, il existe toutefois d’autres leviers permettant de lutter contre la contrebande : plusieurs recherches ont montré que l’augmentation des taxes sur le tabac se répercute également sur le prix des cigarettes de contrebande, qui tend à s’aligner sur le prix légal[3]. L’augmentation globale du coût des cigarettes se traduit alors par une baisse générale de la consommation, en particulier dans les faibles pays à revenu faible ou intermédiaire, mais aussi par une baisse du commerce illicite. Ceci explique sans doute pourquoi, avant d’être débouté, BATU a poursuivi le gouvernement ougandais en 2015, lorsque celui-ci a décidé une augmentation de 40 % des droits d’accises. D’autres leviers que la seule taxation sont cependant nécessaires pour venir à bout du commerce illicite.

Mots-clés : Ouganda, contrebande, allers-retours, BAT, Leaf Tobacco, Mastermind.

©Génération Sans Tabac

MF

[1] Big Story: BAT Uganda on the spot for smuggling illicit cigarettes, evading billions in tax, Daily Express, publié le 6 avril 2023, consulté le 4 mai 2023.

[2] Round-tripping, corruption and established smuggling networks: The illegal cigarette trade between Uganda and its neighbouring countries, Global Initiative, Risk Bulletin #26, septembre-octobre 2022.

[3] Guillermo Paraje, Michal Stoklosa and Evan Blecher, Illicit trade in tobacco products: Recent trends and coming challenges, Tobacco Control, 31, 2 (2022): 257–262.

Comité national contre le tabagisme |

Publié le 8 mai 2023