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Instrumentalisation des associations afro-américaines par Reynolds autour de l’interdiction du menthol

Plusieurs situations de lobbying visant à empêcher l’interdiction du menthol ont récemment été établies, mettant en scène des associations afro-américaines financées par le cigarettier Reynolds American.

L’enquête conduite par The Bureau of Investigative Journalism et The Los Angeles Times a mis à jour plusieurs situations de lobbying orchestrées par Reynolds American autour des projets locaux d’interdiction du menthol dans les produits de tabac en Californie ou à Denver[1]. Les projets locaux d’interdiction du menthol, déjà engagés depuis plusieurs années, entendent parer au retard pris sur ce plan par la Food and Drug Administration (FDA). Si le principe de cette interdiction a bien été adopté en avril 2021 et que la FDA s’est déclarée disposée à la mettre en œuvre rapidement, les recours juridiques prévisibles de l’industrie du tabac pourrait la retarder de plusieurs mois, voire années[2].

La particularité des actions de lobbying repérées est d’avoir été conduites par des associations afro-américaines qui ont toutes perçu des fonds de Reynolds American, une filiale de British American Tobacco (BAT), ou par des lobbyistes afro-américains œuvrant de façon plus ou moins masquée pour Reynolds.

Manifestants rémunérés à Los Angeles

L’une de ces opérations s’est déroulée à Los Angeles le 15 juin 2021. Il s’agissait d’un « rally » de protestation devant l’hôtel de ville, organisé par l’association Neighborhood Forward. Cette dernière, récente et peu connue, protestait contre le projet d’interdiction du menthol dans les cigarettes en Californie. L’organisation est dirigée par le pasteur KW Tulloss, issu du National Action Network, une association de lutte pour les droits civiques conduite par le révérend Al Sharpton et financée par Reynolds American. Très disert sur le menthol, Tulloss n’a en revanche pas souhaité indiquer qui finançait Neighborhood Forward. Les représentants de cette association dans le Missouri, dont elle est originaire, n’ont pas non plus voulu s’exprimer au sujet de leur financement, tout comme le cigarettier. Les participants à la manifestation avaient quant à eux reçu un t-shirt flanqué d’un slogan contre l’interdiction du menthol, ainsi qu’une rémunération de 80 $ US pour la matinée. L’un des principaux arguments avancés était que l’interdiction du menthol serait une mesure discriminatoire visant les Noirs en les privant de leurs cigarettes préférées.

Arguments du trafic illicite et des violences policières à Atlanta

Une autre scène de lobbying s’est déroulée à Atlanta le 2 décembre 2021, lors du rassemblement annuel du National Black Caucus of State Legislators, une association rassemblant les législateurs afro-américains. Au cours d’un déjeuner, Wayne Harris, un officier de police en retraite, présentait une conférence sur la nécessité d’empêcher le projet d’interdiction du menthol dans les cigarettes. Le document Powerpoint de son intervention s’ouvrait sur une photo de George Floyd, le cou coincé sous le genou du policier Derek Chauvin. George Floyd était supposément allé se fournir en cigarettes au menthol dans un commerce de Minneapolis réputé pour ses prix réduits sur ces produits. Wayne Harris en déduisait qu’une interdiction du menthol générerait un important trafic illicite des cigarettes mentholées, avec pour conséquence une augmentation du racisme et de la répression policière sur les petits revendeurs clandestins, pour la plupart afro-américains.

Harris n’avait cependant pas mentionné qu’il était membre du bureau du Law Enforcement Action Partnership, une organisation ayant perçu en 2019 un tiers de ses fonds de Reynolds American. Les participants avaient été par ailleurs avertis que les 40 000 dollars US de ce repas avaient été réglés par Reynolds.

En 2014, le révérend Al Sharpton avait utilisé, de façon similaire, l’image de Eric Garner, un revendeur clandestin de cigarettes, lui aussi décédé dans une intervention de police en 2014, pour réclamer l’arrêt du projet d’interdiction du menthol en invoquant une possible recrudescence du trafic de cigarettes.

Ballet de consultants à Denver

Une autre scène s’est déroulée à Denver, ville qui préparait un projet d’interdiction des produits de tabac aromatisés, incluant le menthol. En octobre 2021, Wellington Webb, ancien maire de la ville et figure locale encore très respectée, avait publié une tribune dans la presse pour demander d’extraire le menthol de ce projet, en citant à son tour le cas d’Eric Garner. Cette tribune fut cependant retirée quelques semaines plus tard du site du journal, après la révélation que Webb était devenu consultant de Reynolds American.

Un membre du comité en charge de ce projet, Kevin Flynn, fut par ailleurs approché par Denice Edwards, une ancienne collaboratrice de Webb, elle aussi consultante pour Reynolds sans l’avoir révélé, qui assistait silencieusement à toutes les séances du comité. En novembre 2021, Flynn se distingua en soumettant un amendement proposant d’exclure le menthol de l’interdiction des arômes. L’amendement fut cependant repoussé, le comité vota l’interdiction du menthol et Flynn dut se justifier sur ses rencontres avec Edwards. Le lendemain du vote du comité, un autre lobbyiste de Reynolds Tobacco, Art Way, écrivit un courriel au maire de Denver, Michael Hancock, lui demandant d’user de son droit de veto, après l’avoir inondé d’une douzaine d’autres courriels sur le même sujet. Le jour suivant ce courriel, Hancock usait pour la seconde fois de son mandat de son droit de veto afin d’infirmer la décision du comité[3].

C’est donc en agitant la peur des violences policières, en galvanisant le sentiment d’injustice sociale et en affirmant qu’il s’agit d’une discrimination sur le plan des libertés que Reynolds s’est récemment tourné vers les associations et les acteurs afro-américains pour s’opposer à l’interdiction des arômes au menthol. Une stratégie dont Reynolds n’a pas l’exclusivité, puisque Altria, la branche étatsunienne de Philip Morris International, avait fait don en 2020 de 5 millions de dollars US à des associations afro-américaines, afin de lutter contre le racisme et de promouvoir l’équité sociale[4].

Un segment de marché suivi de près par les cigarettiers

L’intérêt des cigarettiers pour les organisations afro-américaines n’est pas récent et commence dès les années 1950, avec le mouvement des droits civiques. Cet intérêt s’accroît durant la décennie suivante, avec le succès des cigarettes Kool, puis Newport, auprès de la population noire. Cette population fera l’objet, durant plusieurs décennies, de nombreuses études par les industriels du tabac[5], qui en ont décodé les constituants culturels, sur fond de marketing et d’idéologie racistes, la population noire étant fortement méprisée par les industriels du tabacC’est d’ailleurs suite au rapport du Surgeon General de 1964 sur les méfaits du tabac que les cigarettiers se sont penchés sur de nouvelles cibles marketing, notamment les minorités ethniques.

Le marketing centré sur les fumeurs afro-américains a été fortement axé sur les produits mentholés. Les fabricants ont par exemple accordé des rabais sur ces types de cigarettes aux commerces situés dans des secteurs à forte concentration afro-américaine, afin de promouvoir ce segment en maintenant à des prix bas les cigarettes mentholées. Le marché des cigarettes mentholées s’est, depuis, à grand renfort de marketing, fortement ethnicisé aux Etats-Unis[7]. Si ce type de cigarettes est aujourd’hui consommé par 30 % des fumeurs blancs, il attire 85 % des fumeurs noirs. Or, ces derniers souffrent bien plus rapidement que les autres fumeurs des multiples pathologies du tabac, ce qui a attiré l’attention sur la nocivité spécifique des cigarettes au menthol.

Les associations afro-américaines ne sont pas toutes affiliées à l’industrie du tabac. L’African American Tobacco Control Leadership Council (AATCLC) prône pour sa part l’interdiction de la vente de produits de tabac au menthol sans pour autant criminaliser les usagers. Avec Action for Smoking and Health (ASH), l’AATCLC a d’ailleurs poursuivi en justice la FDA pour son inaction sur la question du menthol, au nom du détriment subi par la minorité noire[8]. D’autres associations afro-américaines, comme le NAACP ou le Congressional Black Caucus (CBC), qui fut pourtant longtemps financé par l’industrie du tabac et avait joué un rôle déterminant en 2008 en excluant le menthol d’une loi sur les produits de tabac aromatisés, ont également pris position en faveur de l’interdiction du menthol.

Le menthol, secteur porteur et ingrédient-clé de l’addiction au tabac

Les ventes de cigarettes mentholées se portent bien aux Etats-Unis. Elles ne représentaient que 3% du marché étatsunien dans les années 1950, avant de décoller dans les décennies suivantes, notamment depuis 2000. Un segment en pleine progression, qui pesait 27% du marché en 2009, avant d’atteindre 36% en 2018[9]. Les arômes menthol représentent ainsi un enjeu majeur pour les industriels et plus particulièrement pour Reynolds, fabricant de la marque Newport qui domine le marché étatsunien.

La présence de menthol dans le tabac a un effet broncho-dilatateur qui facilite le passage de la nicotine dans le sang et renforce l’addictivité du tabac[10]. Pour cette raison, 90% des cigarettes mises en circulation contiennent du menthol, même lorsqu’elles ne sont pas étiquetées comme telles. De plus, le menthol réduit l’irritation de la gorge causée par le tabac, ce qui facilite l’initiation des jeunes au tabagisme. Les fumeurs de cigarettes mentholées ont par ailleurs davantage de difficultés à se sevrer du tabac et reprennent plus rapidement leur consommation en cas d’arrêt. Autant de motifs qui expliquent l’ardeur et l’intérêt des industriels pour les arômes mentholés. Reynolds et Altria auraient ainsi déboursé 20 millions de dollars US pour la seule campagne d’opposition à l’interdiction du menthol en Californie.

Pour en savoir plus sur la question du menthol : Au coeur de la stratégie des cigarettiers : le menthol

Mots-clés : menthol, afro-américains, Etats-Unis, lobbying, Reynolds

©Génération Sans Tabac

MF


[1] Paid protesters, free lunches and backroom chats: Inside the menthol lobbying machine, The Bureau of Investigative Journalism, publié le 23 octobre 2020, consulté le 26 avril 2022.

[2] Roubein R, The Biden administration is about to propose a menthol cigarette ban, The Washington Post, publié le 27 avril 2022, consulté le 28 avril 2022.

[3] Del Giudice V, Denver Mayor Vetoes Ban on Menthol Cigarettes, Flavored Tobacco, Bloomberg, publié le 10 décembre 2021, consulté le 26 avril 2022.

[4] Les tensions raciales aux Etats-Unis au service de la stratégie d’image de Philip Morris, Génération Sans Tabac, publié le 10 juin 2020, consulté le 26 avril 2022.

[5] Wailoo K, Pushing Cool. Big Tobacco, Racial Marketing, and the Untold Story of the Menthol Cigarette, Chicago, University Of Chicago Press, 2021.

[6] Proctor R, Golden Holocaust, La conspiration des industriels du tabac, Paris, Ed. Equateurs, 2014.

[7] Une campagne pour dénoncer le ciblage de la communauté noire par l’industrie du tabac, Génération Sans Tabac, publié le 23 octobre 2020, consulté le 26 avril 2022.

[8] La FDA poursuivie pour inaction concernant l’interdiction du menthol, Génération Sans Tabac, publié le 19 juin 2020, consulté le 27 avril 2022.

[9] Flavoured and Menthol Tobacco, Tobacco Tactics, publié le 8 mars 2022, consulté le 27 avril 2022.

[10] Au coeur de la stratégie des cigarettiers : le menthol, Génération Sans Tabac, publié le 20 mai 2020, consulté le 26 avril 2022.

Comité national contre le tabagisme |

Publié le 28 avril 2022