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L’Indonésie, tiraillée entre la lutte antitabac et l’influence des lobbies

Longtemps très favorable à l’industrie du tabac, l’Indonésie s’interroge aujourd’hui sur les orientations à prendre et envisage diverses mesures fortes, comme une restriction de la publicité, de la promotion et du parrainage ou l’extension des avertissements sanitaires sur les paquets de cigarettes. Les divergences de points de vue au sein du gouvernement restent cependant très vives.

Si le nombre de fumeurs dans le monde tend à décliner (1 milliard de fumeurs en 2017, contre 1,1 milliard en 2007), il reste en augmentation en Indonésie, à raison de près d’un million de fumeurs supplémentaires chaque année (de 61,4 millions en 2011 à 70,2 millions en 2021). L’usage des cigarettes électroniques est pour sa part passé de 0,1 % en 2011 à 3 % en 2021. L’accroissement des dépenses de santé occasionné par le tabac pousse aujourd’hui l’Indonésie à envisager des mesures plus strictes en matière de lutte contre le tabagisme.

Un plaidoyer antitabac qui peine à s’imposer

Le tabac pèse fortement dans l’économie de l’Indonésie, qui reste le deuxième producteur mondial. Longtemps tiraillé entre les exigences économiques et la santé publique, ce pays s’apprête à engager une révision de sa loi de 2012 régissant les produits du tabac, sous l’impulsion du ministre de la Santé.

Dans un débat en ligne organisé le 5 septembre dernier par l’Institut indonésien pour le développement social (IISD), Tjandra Yoga Aditama, professeur de médecine et ancien directeur de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) pour l’Asie du Sud-Est, préconisait notamment l’interdiction de toute publicité, promotion et parrainage des produits de tabac[1], et non une simple restriction, comme envisagé, dans un pays où ces publicités sont encore présentes à la télévision.

Durant ce débat, un intervenant dévoilait que le ministre de la Santé effectuait actuellement une action de plaidoyer auprès de ses confrères ministres de l’Industrie et des Affaires économiques, afin de mener à bien une révision de la loi de 2012[2]. Il mène en parallèle une campagne de sensibilisation de l’opinion publique à la révision de la loi et aux dangers du tabagisme. Au-delà des restrictions sur la publicité, la promotion et le parrainage, cette révision pourrait comprendre une régulation des cigarettes électroniques, une extension de la taille des messages sanitaires sur les paquets de cigarettes, une interdiction de vente de cigarettes dans les bars et un renforcement de la surveillance sanitaire. Une précédente tentative de révision de la loi de 2012 avait précédemment été rejetée, témoignant des divergences de points de vue sur ce thème au sein du gouvernement[3] et des fortes pressions de l’industrie du tabac. Un article publié début 2022 insistait pour sa part sur l’intérêt de l’Indonésie à ratifier la Convention-cadre pour la lutte antitabac (CCLAT), puisqu’elle est un des rares pays au monde à ne pas l’avoir fait[4].

Un cas d’école du lobbying pro-industrie par un expert en santé publique

Le Dr. Tikki Pangestu est intervenu dans le débat public pour tenter d’introduire les thèmes du tabac chauffé, des cigarettes électroniques et des pochettes de nicotine (pouches), au nom de la réduction des risques[5]. Si le Dr. Tikki Pangestu est systématiquement cité comme un ancien directeur de l’OMS, qu’il a quitté en 2012, il est nettement plus rare que soient mentionnés ses liens avec la Fondation pour un monde sans fumée (FSFW, exclusivement financée par Philip Morris International). Tikki Pangestu apparaît pourtant depuis 2020 dans un podcast disponible sur le site de FSFW[6]. Il a aussi organisé en août 2020 un webinaire autour des quinze ans de la CCLAT, dont l’unique participant devait être le Dr. Sudhanshu Patwardhan, directeur du Centre pour la recherche en santé et pour l’éducation (CHRE), une organisation britannique ayant reçu 2 millions de dollars US de FSFW en 2019 et 2020[7] ; ce webinaire a cependant été annulé la veille de sa tenue, sans explication[8].

En 2018, Tikki Pangestu fustigeait pourtant encore les interférences de l’industrie du tabac en Asie du Sud-Est, tout particulièrement en Indonésie, et critiquait la stratégie des cigarettiers cherchant à introduire le tabac chauffé dans cette région[9]. Il semble avoir évolué depuis, dans un sens favorable à Philip Morris. Tikki Pangestu fait également partie du conseil consultatif du laboratoire Roche[10] et des membres de la Commission de Fight Against Smoking, une organisation qui préconise une stratégie de réduction des risques pour sortir du tabagisme et réunit d’autres experts affiliés à l’industrie du tabac[11].

Le débauchage par l’industrie du tabac d’experts médicaux, de préférence spécialisés sur les questions du tabac, de la santé publique ou de l’OMS, est assez courant depuis une trentaine d’années. Il permet aux industriels du tabac de crédibiliser des affirmations souvent infondées (ex. : le tabagisme passif n’aurait aucune incidence), de distiller le doute au sein de la communauté scientifique et de l’opinion publique, et d’entretenir la polémique sur les sujets sensibles, le tout afin d’enrayer les politiques publiques de santé. Le champs des recherches sur les interférences de l’industrie du tabac a précisément pour objectif de mettre à jour les liens d’intérêts qui peuvent unir certains acteurs de la sphère publique (scientifiques, journalistes, économistes…) aux industriels du tabac. Quelques sites Internet, comme celui de Tobacco Tactics, alimenté par le groupe de recherche sur le contrôle du tabac de l’Université de Bath, restituent au public le fruit de ces travaux.

Mots-clés : Indonésie, politiques publiques, lobby, ingérence, industrie du tabac, lutte antitabac, santé publique

©Génération Sans Tabac

MF


[1] Triferna P, Adji R, Need stricter regulation against cigarette adverts, promotion: expert, Antara News, publié le 5 septembre 2021, consulté le 7 septembre 2022.

[2] Triferna P, Ruhman F, Ministry moves to gather support for smoking regulation revision, Antara News, publié le 5 septembre 2022, consulté le 7 septembre 2022.

[3] La fragmentation des politiques, un frein majeur à la réglementation du tabac en Indonésie, Génération sans tabac, publié le 30 août 2021, consulté le 7 septembre 2022.

[4] Ahsan, A., Afin, R., Amalia, N. et al. FCTC ratification, smoking prevalence, and GDP per capita: lessons for Indonesia and the rest of the world. Global Health 18, 11 (2022).

[5] Need intervention strategies to reduce smoking prevalence: expert, Antara News, publié le 3 septembre 2022, consulté le 7 septembre 2022.

[6] Dr. Tikki Pangestu, FSFW Global Health Perspectives, 2020.

[7] Centre for Health Research and Education (CHRE), Tobacco Tactics, publié le 24 novembre 2021, consulté le 7 septembre 2022.

[8] Cancelled – The Framework Convention on Tobacco Control – the Policy and Practice Gap, Lee Kuan Yew School of Public Policy, webinaire prévu le 26 août 2020.

[9] Amul G, Pangestu T, Big Tobacco’s smoke and mirrors in ASEAN, Asia & The Pacific Policy Forum, publié le 28 février 2018, consulté le 7 septembre 2022.

[10] Atlas du Parcours de Diagnostic, Diagnostics Roche, consulté le 7 septembre 2022.

[11] Our Commissioners, Fight Against Smoking, consulté le 7 septembre 2022.

Comité national contre le tabagisme |

Publié le 9 septembre 2022