La diminution importante du nombre de dépistages du cancer observée en Corse sur l’année 2020, marquée par la pandémie de Covid-19, inquiète de nombreux professionnels de santé, mais aussi plusieurs associations et structures, en particulier celles engagées dans la lutte contre les maladies liées au tabagisme.
En 2020, les professionnels de santé exerçant en Corse ont constaté une baisse alarmante des dépistages du cancer. Début octobre, alors que s’ouvrait la campagne “Octobre Rose”[1], Franck Le Duff, médecin directeur du Centre régional de coordination du dépistage du cancer en Corse, avait notamment communiqué les chiffres concernant le dépistage de deux cancers, et se montrait pessimiste pour les mois à venir : “On est à -6 % pour le cancer du sein cette année, et à près de -10 % pour le cancer colorectal. Et je ne vois pas les choses s’arranger pour la fin de l’année”[2].
Une diminution qui s’explique par le contexte et la politique sanitaires
Pour de nombreux professionnels de santé, ce recul important du nombre de dépistages s’explique par le contexte de la pandémie de Covid-19, et notamment sa gestion politique et sanitaire. Pour Sauveur Merlenghi, président de la Ligue contre le cancer de Corse-du-Sud et médecin généraliste, “L’urgence sanitaire a réorganisé complètement le système de soin français en privilégiant la prise en charge du Covid sur toutes les autres maladies, ce qui est catastrophique”[3]. Il constate que les patients ne se rendent plus dans les cabinets médicaux et dans les centres de dépistage “comme ils devraient le faire”. “Ils attendent”, ajoute-t-il.
Franck Le Duff déplore quant à lui le report d’une action de dépistage du cancer du poumon initialement prévue en septembre : “C’était une expérimentation pour la prévention des cancers silencieux chez les fumeurs de longue durée et nous devons attendre la fin de la crise sanitaire actuelle”[4].
Plusieurs médecins reprochent aux autorités une surmédiatisation et une prévention trop omniprésente de la Covid-19, qui, selon eux, relègue les autres maladies au second plan[5]. “Tous les médecins sont occupés par le Covid”, regrette Sauveur Merlenghi[6].
Par ailleurs, le contexte sanitaire a provoqué l’annulation de la plupart des événements et opérations qui permettent habituellement de lever des fonds et de mener des actions de sensibilisation et de communication, que ce soit sur les dangers du tabagisme, le sevrage tabagique ou le dépistage du cancer. À titre d’exemple, aucune manifestation publique n’a pu se ternir à l’occasion du Mois sans tabac[7] à cause du nouveau confinement imposé à partir du 30 octobre.
Christian Sain, tabacologue et addictologue, se désole de cette situation : “la Covid-19 a tué 40 000 personnes en France en 2020 quand le tabagisme en a tué plus de 75 000 en 2019, pourtant le confinement nous empêche d’informer correctement les gens et d’aller à leur rencontre”[8]. Il ajoute que les risques liés au tabagisme “sont multipliés par ce virus qui attaque lui aussi les poumons”, et que “le caractère anxiogène créé par le confinement incite les gens à fumer plus”.
Une situation inquiétante qui laisse entrevoir de lourdes conséquences
Christian Sain considère en outre que la Corse est particulièrement exposée aux maladies liées au tabagisme, dont le cancer, car, selon lui, elle “est une des régions de France où l’on fume le plus et qui dispose du plus grand nombre de débits de tabac par millier d’habitants”[9]. Il rappelle également que le prix du paquet de cigarettes est inférieur de 25 % en Corse par rapport au continent, en vertu d’un avantage fiscal décrété par Napoléon en 1811[10]. Si le projet de loi des finances 2020 adopté par les députés en octobre 2019 prévoit la fin de ce régime d’exception, le prix du paquet en Corse ne commencera à se rapprocher de celui du continent qu’à partir de 2022, et ne sera aligné sur ce dernier qu’en 2025.
Les médecins de l’île commencent déjà à constater les conséquences de la baisse et du retard des dépistages du cancer, ce dont Franck Le Duff témoigne : “on voit un peu plus apparaître des cancers qui sont un peu plus gros, un peu plus évolués que l’année dernière. Donc on sent bien que les gens tardent à se faire dépister”[11].
Marc Germain, président de la Ligue contre le cancer de Haute-Corse, rappelle qu’il est pourtant capital de diagnostiquer la maladie le plus tôt possible : “tout ce qui n’est pas dépisté aujourd’hui peut provoquer des cancers plus difficiles à traiter plus tard”[12]. En 2019, 843 personnes sont décédées en Corse des suites d’un cancer, et Marc Germain s’inquiète d’une augmentation de ce chiffre à cause du recul du dépistage. En octobre, le président de la Ligue nationale contre le cancer Axel Kahn estimait à environ 30 000 le nombre de cancers non détectés depuis le début de la crise sanitaire[13].
À Ajaccio, par exemple, la Ligue contre le cancer n’a pas pu mettre en place une opération de dépistage du cancer du poumon pour laquelle elle avait pourtant obtenu un financement privé. ”Ce sont des gens qu’on aurait pu sauver, qu’on ne sauvera pas”, déplore Sauveur Merlenghi[14].
Imputable dans 90 % des cas au tabagisme, le cancer du poumon est aujourd’hui le cancer le plus meurtrier en France, où il cause plus de 30 000 décès chaque année[15]. Malgré cela, il n’existe pas de dépistage organisé et massif de ce cancer en France, alors qu’un tel dispositif est en place aux États-Unis, au Canada, ou encore en Australie[16].
[1] Organisée chaque année en octobre depuis 1994, Octobre Rose est “la campagne de lutte contre le cancer du sein organisée par l’association Ruban Rose [qui] propose de lutter contre le cancer du sein en informant, en dialoguant et en mobilisant”.
La campagne d’information Octobre Rose, cancerdusein.org (consulté le 30 novembre 2020).
[2] Caroline Felix, Octobre Rose : « une chute de 6% des dépistages du cancer du sein » à cause du Covid-19 cette année, France Bleu RCFM (le 1er octobre 2020, consulté le 30 novembre 2020).
[3] La ligue contre le cancer de Corse-du-Sud alerte sur les graves retards de dépistage dus à la crise du Covid19, France 3 Corse ViaStella (le 11 novembre 2020, consulté le 30 novembre 2020).
[4] Pierre-Manuel Pescetti, Tabagisme : le recul des dépistages du cancer est alarmant en Corse, corsenetinfos.corsica (le 22 novembre 2020, consulté le 30 novembre 2020).
[5] Ibid.
[6] La ligue contre le cancer de Corse-du-Sud alerte sur les graves retards de dépistage dus à la crise du Covid19, France 3 Corse ViaStella (le 11 novembre 2020, consulté le 30 novembre 2020).
[7] Le Mois sans tabac est un grand défi collectif qui encourage les fumeurs à ne pas fumer pendant le mois de novembre, chaque année depuis 2016. Des études ont en effet démontré qu’après un mois sans fumer, les chances d’arrêter définitivement étaient multipliées par 5.
Mois Sans Tabac, tabac-info-service.fr (consulté le 30 novembre 2020).
[8] Pierre-Manuel Pescetti, Tabagisme : le recul des dépistages du cancer est alarmant en Corse, corsenetinfos.corsica (le 22 novembre 2020, consulté le 30 novembre 2020).
[9] Ibid.
[10] Pierre Santini, Corse : fini le tabac moins cher, Le Parisien (le 12 novembre 2019, consulté le 30 novembre 2020).
[11] Caroline Felix, Octobre Rose : « une chute de 6% des dépistages du cancer du sein » à cause du Covid-19 cette année, France Bleu RCFM (le 1er octobre 2020, consulté le 30 novembre 2020).
[12] Pierre-Manuel Pescetti, Tabagisme : le recul des dépistages du cancer est alarmant en Corse, corsenetinfos.corsica (le 22 novembre 2020, consulté le 30 novembre 2020).
[13] La ligue contre le cancer de Corse-du-Sud alerte sur les graves retards de dépistage dus à la crise du Covid19, France 3 Corse ViaStella (le 11 novembre 2020, consulté le 30 novembre 2020).
[14] Ibid.
[15] Cancer du poumon : conditions non réunies pour un dépistage chez les fumeurs, has-sante.fr (le 19 mai 2016, consulté le 30 novembre 2020).
[16] Sandrine Cabut, Plaidoyer pour le dépistage du cancer du poumon, Le Monde (le 21 novembre 2018, consulté le 17 novembre 2020).
